CHAPITRE VII (3)

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Et comme le peintre ne répondait pas, elle ajouta:

«Ne le fais pas surtout! Il est trop laid!»

Il s’ensuivit dans l’escalier un incompréhensible méli-mélo d’exclamations approbatrices. Le peintre bondit vers la porte, l’entrebâilla – on vit les mains tendues des gamines qui suppliaient – et dit:

«Si vous ne restez pas tranquilles, je vous jette toutes en bas de l’escalier. Asseyez-vous là sur les marches et ne bougez plus.»

Elles n’obéirent sans doute pas immédiatement, car il dut encore ordonner:

«Allons, assises et dépêchons!»

Ce fut seulement alors que le calme se fit.

«Je vous présente toutes mes excuses», dit le peintre en revenant vers K.

Celui-ci s’était à peine retourné vers la porte; il avait laissé l’artiste complètement libre de prendre ou non sa défense et de choisir les moyens qu’il voudrait. Il resta tout aussi passif quand Titorelli se pencha vers lui et lui chuchota à l’oreille pour ne pas être entendu du dehors:

«Ces gamines appartiennent aussi à la justice.

– Comment?» demanda K. en retournant la tête et en le regardant avec étonnement.

Mais Titorelli se rassit sur sa sellette et dit en plaisantant, comme pour expliquer:

«Il n’est rien qui ne relève de la justice!

– Première nouvelle», fit brièvement K.

La portée générale de la réflexion du peintre enlevait tout caractère inquiétant à sa remarque au sujet des fillettes. K. n’en resta pas moins un instant à regarder la porte derrière laquelle les gamines restaient tranquillement assises. Seule, l’une d’entre elles avait passé par une fente une paille qu’elle faisait monter et descendre lentement.

«Vous n’avez pas l’air, dit le peintre, de bien connaître encore la justice (il avait largement écarté les jambes et tambourinait de la pointe du pied sur le plancher). Vous n’en aurez d’ailleurs pas besoin, puisque vous êtes innocent; vous vous en tirerez tout seul.

– Comment vous y prendrez-vous donc? demanda K. Ne me disiez-vous pas à l’instant que la justice n’admet aucune espèce de preuve?

– Elle n’admet pas de preuve devant le tribunal, dit le peintre en levant l’index, comme pour faire remarquer à K. une subtile distinction, mais il en va tout autrement des preuves que l’on produit officieusement, dans la salle de délibération, dans les couloirs, ou dans cet atelier.»

Ce qu’il expliquait maintenant semblait plus vraisemblable à K.; cela ressemblait beaucoup à ce que disaient d’autres. C’était même très rassurant. S’il était vraiment aussi facile que maître Huld l’avait dit à K. de faire influencer le juge par des amis, les relations du peintre avec les magistrats pouvaient être très importantes; il ne fallait pas les mépriser! Titorelli pouvait prendre bon rang parmi les auxiliaires que K. réunissait petit à petit autour de lui.

Ne vantait-on pas à la banque les talents d’organisateur de M. le Fondé de pouvoir? C’était le moment de les essayer. Le peintre examinait l’effet que son explication avait produit sur K.; puis il lui dit d’un ton légèrement inquiet:

«N’êtes-vous pas frappé de voir que je parle presque comme un juriste! C’est le résultat de mon contact constant avec ces messieurs de la justice. J’en retire sûrement grand profit, mais l’élan artistique y perd énormément.

– Comment êtes-vous donc entré en relations avec les juges? demanda K., voulant gagner la confiance de Titorelli avant de le prendre carrément à son service.

– De la plus simple des façons, répondit le peintre. J’ai hérité ces relations. Mon père était déjà peintre du tribunal. C’est une situation qui s’hérite toujours. On n’a que faire de nouveaux venus dans ce métier. Suivant les grades des fonctionnaires, on se trouve en effet en face de prescriptions si différentes, si multiples et surtout si secrètes que personne ne les connaît en dehors de certaines familles. J’ai dans ce tiroir que vous voyez là-bas le règlement que détenait mon père et que je ne montre à personne. Or, il faut le posséder à fond pour être autorisé à faire le portrait des juges. Même si je le perdais, j’en connais par cœur tant de points que personne ne pourrait me disputer ma place. Tout juge, vous le comprenez bien, veut être peint comme les grands juges d’autrefois, et il n’y a que moi qui sache le faire.

– Voilà qui est enviable, dit K., songeant à sa situation à la banque. Votre position est donc inébranlable.

– Oui, inébranlable, dit le peintre en se redressant fièrement. Aussi puis-je me permettre d’aider de temps en temps un pauvre diable d’inculpé.

– Et comment vous y prenez-vous?» demanda K., comme si ce n’était pas lui que le peintre vînt de traiter de pauvre diable.

Mais Titorelli ne laissa pas la conversation s’égarer, il déclara:

«Dans votre cas, puisque vous êtes complètement innocent, voici ce que j’entreprendrai…»

K. commençait déjà à trouver fatigant qu’on lui reparlât de son innocence à tout instant. Il lui semblait parfois que le peintre faisait de son acquittement la condition d’une collaboration qui devenait inutile par là même. Mais il se contraignit et ne l’interrompit pas. Il ne voulait pas renoncer à cette aide, il y était bien décidé; elle ne lui semblait d’ailleurs pas plus problématique que celle de l’avocat. Il la préférait même beaucoup à l’autre, car elle s’offrait plus innocemment et plus franchement.

Le peintre rapprocha sa sellette du lit et poursuivit à voix basse:

«J’ai oublié de vous demander le mode d’acquittement que vous préférez. Trois possibilités se présentent: l’acquittement réel, l’acquittement apparent et l’atermoiement illimité. L’acquittement réel est évidemment le meilleur, mais je n’ai pas la moindre influence en ce qui concerne cette solution. Il n’y a personne à mon avis qui puisse déterminer un acquittement réel. C’est l’innocence de l’accusé qui doit seule le provoquer. Puisque vous êtes innocent, il vous serait effectivement possible de vous fier à cette seule innocence. Mais dans ce cas vous n’avez besoin ni de mon aide, ni de celle de personne.»

K. fut d’abord complètement ahuri par cet exposé méthodique, mais, se reprenant, il répondit, aussi bas que l’autre avait parlé:

«Je crois que vous vous contredisez.

– En quoi?» dit le peintre patiemment.

Et il renversa la tête en souriant. Ce sourire éveilla chez K. le sentiment qu’il s’agissait de découvrir des contradictions non dans les paroles du peintre, mais dans les procédés de la justice elle-même. Pourtant, il ne recula pas et dit:

«Vous m’avez fait remarquer tout à l’heure que la justice n’admettait pas de preuves, puis vous avez restreint la portée de vos paroles en disant qu’il ne s’agissait que de la justice officielle, et maintenant vous allez jusqu’à dire que l’innocent peut se passer d’aide. C’est une première contradiction. De plus, vous m’aviez déclaré qu’on pouvait influencer personnellement les juges, alors que vous niez maintenant que l’acquittement réel, comme vous l’appelez, puisse jamais s’obtenir par relations; c’est votre deuxième contradiction.

– Elles sont faciles à expliquer, répondit le peintre. Il s’agit là de deux choses différentes, d’une part de ce que dit la loi et d’autre part de ce que j’ai appris personnellement; il faut bien vous garder de confondre. Dans la loi, quoique je ne l’aie pas lue, il est dit naturellement que l’innocent est acquitté, mais elle ne vous enseigne pas qu’on peut influencer les juges. Or, j’ai appris tout le contraire; je n’ai jamais eu vent d’aucun acquittement réel, mais en revanche j’ai vu jouer bien des influences. Il est possible évidemment que, dans tous les cas que j’ai connus, nul innocent n’ait été en jeu, mais ne serait-ce pas invraisemblable? Sur tant de cas, pas un seul innocent? J’étais encore petit garçon que j’entendais déjà mon père parler procès à la maison; les juges qui venaient à l’atelier colportaient les anecdotes de la justice; on ne parle d’ailleurs pas d’autre chose dans notre milieu. Dès que j’ai eu moi-même la possibilité d’aller au tribunal, je l’ai toujours utilisée; j’ai assisté à toutes les grandes séances, j’ai suivi, autant qu’on le peut, un nombre infini de procès, et, je dois l’avouer, je n’ai jamais vu un acquittement réel.

– Ainsi donc, pas un seul acquittement réel! dit K., comme pour donner réponse à ses espoirs. Voilà qui confirme l’opinion que j’avais déjà de la justice. Aucune chance de ce côté non plus. Un seul bourreau pourrait remplacer tout le tribunal.

– Il ne faut pas généraliser, dit le peintre mécontent; je ne vous ai parlé que de mon expérience personnelle.

– Ne suffit-elle donc pas? dit K. Auriez-vous entendu parler d’acquittements qu’on eût prononcés autrefois?

– On dit qu’il y en a eu, fit le peintre. Mais il est très difficile de le savoir: les sentences du tribunal ne sont jamais publiées; les juges eux-mêmes n’ont pas le droit de les voir, aussi n’a-t-on conservé que des légendes sur la justice du passé. Elles parlent bien de véritables acquittements, et même dans la plupart des cas, et rien n’empêche de les croire, mais rien non plus ne peut prouver leur véracité. Il ne faut cependant pas les négliger complètement; elles doivent contenir une part de vérité, et d’ailleurs elles sont très belles, j’en ai pris plusieurs moi-même comme sujets de tableaux.

– De simples légendes, dit K., ne changent pas mon opinion. On ne peut pas, n’est-ce pas, exciper de ces légendes devant le tribunal?»

Le peintre dit:

«Non, on ne peut pas.

– Alors, inutile d’en parler» déclara K.

Il admettait provisoirement toutes les opinions du peintre, même quand il les trouvait invraisemblables et qu’elles en contredisaient d’autres; il n’avait pas le temps pour le moment d’examiner ni de réfuter ce qu’on lui disait; il estimerait avoir atteint tout le possible s’il arrivait à décider le peintre à l’aider de quelque façon que ce fût, même par une intervention dont le succès restât douteux. Aussi dit-il:

«Laissons donc de côté l’acquittement réel; vous aviez mentionné deux autres solutions.

– Oui: l’acquittement apparent et l’atermoiement illimité. C’est d’eux seuls qu’il peut être question, dit le peintre. Mais ne voulez-vous pas retirer votre veste avant d’aborder ce sujet?

– C’est vrai, dit K. sentant qu’il suait fortement quand on lui rappela la chaleur. C’est presque insupportable.»

Le peintre fit oui de la tête, comme s’il comprenait fort bien le malaise de K.

«Ne pourrait-on pas ouvrir la fenêtre? demanda K.

– Non, dit le peintre; ce n’est qu’une vitre enchâssée dans le cadre, on ne peut pas l’ouvrir.»

K. s’aperçut alors qu’il n’avait cessé d’espérer depuis le début que le peintre allait se lever pour ouvrir d’un coup la fenêtre ou qu’il allait le faire lui-même. Il était prêt à respirer de tous ses poumons le pire brouillard. La sensation d’être complètement isolé de l’air dans cet endroit lui causait un vertige.

Il frappa légèrement de la main sur l’édredon qui se trouvait à côté de lui:

«Mais c’est désagréable et malsain! dit-il d’une voix faible.

– Oh! non, dit le peintre, prenant la défense de sa fenêtre; quoique ce soit une simple vitre, comme on ne peut jamais l’ouvrir la chaleur se conserve bien mieux qu’avec une double fenêtre. Et si je veux aérer, ce qui n’est pas très nécessaire, car l’air passe par toutes les fentes, je n’ai qu’à ouvrir l’une des portes ou même toutes les deux.»

K., un peu consolé par cette explication, jeta un regard autour de lui pour trouver la deuxième porte. Le peintre s’en aperçut et dit:

«Elle est derrière vous, j’ai été forcé de mettre le lit en travers.»

Ce fut alors seulement que K. remarqua la petite porte.

«Oui, tout est trop petit ici, dit le peintre comme pour prévenir une critique de K. J’ai été obligé de m’arranger de mon mieux. Le lit est évidemment très mal placé devant la porte. Toutes les fois que vient le juge dont je fais le portrait en ce moment, il se heurte contre ce lit. Je lui ai donné une clef de cette porte pour qu’il puisse m’attendre ici quand je n’y suis pas; mais il arrive généralement de grand matin quand je suis encore en train de dormir, il m’arrache naturellement toutes les fois à mon sommeil en ouvrant la porte à mon chevet. Vous perdriez toute espèce de respect pour les juges si vous entendiez les jurons avec lesquels je le reçois quand il passe sur mon lit le matin. Je pourrais bien lui retirer la clef, mais la situation n’en serait que pire. On n’a qu’à donner un coup de coude pour arracher de leurs gonds toutes les portes d’ici.»

K. se demandait depuis le début de ce discours s’il devait retirer sa veste; il finit par s’apercevoir qu’il ne tiendrait pas plus longtemps s’il ne le faisait aussitôt; il l’enleva donc, mais la garda sur son genou pour pouvoir la remettre tout de suite si l’entretien ne se poursuivait pas. À peine fut-il en manches de chemise que l’une des gamines s’écria:

«Il a déjà ôté sa veste!»

Et on les entendit toutes se presser contre les fentes pour voir elles-mêmes le spectacle.

«Les fillettes croient, expliqua le peintre, que je vais faire votre portrait, et que c’est pour cela que vous vous déshabillez.


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