CHAPITRE VII (4)

– Et le procès recommence à nouveau? demanda K. presque incrédule.

– Évidemment, répondit le peintre, le procès reprend, mais il reste toujours la possibilité de provoquer un nouvel acquittement apparent; il faut alors recommencer à ramasser toutes ses forces; on ne doit jamais se rendre.»

Peut-être le peintre avait-il dit ces derniers mots sous l’impression du découragement que K. commençait à marquer.

«Mais, demanda K. comme pour aller au-devant de certaines révélations éventuelles du peintre, le deuxième acquittement n’est-il pas plus difficile à obtenir que le premier?

– On ne peut rien dire précis à cet égard, répondit le peintre. Vous pensez peut-être que les juges sont influencés en faveur de l’accusé par la seconde arrestation? Il n’en est rien. Au moment de l’acquittement, les juges avaient déjà prévu cette seconde arrestation. Elle ne les influence donc pas. Mais leur humeur peut s’être transformée, une foule d’autres motifs peuvent avoir modifié leur opinion sur le cas, il faut donc s’adapter aux nouvelles circonstances pour obtenir le second acquittement; aussi demande-t-il en général autant de travail que le premier.

– Et il n’est quand même pas définitif non plus? dit K., niant déjà lui-même d’un mouvement de tête.

– Évidemment, dit le peintre, après le second acquittement vient la troisième arrestation, après le troisième acquittement la quatrième arrestation, et ainsi de suite. Cela tient à la nature de l’acquittement apparent.»

K. se tut.

«L’acquittement apparent, dit le peintre, n’a pas l’air de vous paraître avantageux? Peut-être préféreriez-vous l’atermoiement illimité. Dois-je vous expliquer le sens de l’atermoiement illimité?»

K. fit: «oui.»

Le peintre s’était renversé confortablement sur son siège, la chemise ouverte sur la poitrine et une main passée dessous dont il se caressait les flancs.

«L’atermoiement illimité…, dit-il, s’arrêtant un instant pour regarder devant lui comme s’il cherchait une explication parfaitement pertinente, l’atermoiement illimité maintient indéfiniment le procès dans sa première phase. Il est nécessaire pour y parvenir que l’accusé et son auxiliaire, mais particulièrement l’auxiliaire, restent en contact constant avec la justice. Je vous le répète, cela n’exige pas une aussi grande dépense de forces que l’obtention de l’acquittement apparent, mais il faut peut-être faire encore plus attention. On ne peut pas perdre des yeux le procès, il faut aller chez le juge intéressé à intervalles réguliers, y retourner à toutes les grandes occasions et chercher de toutes les façons à se conserver ses faveurs; si on ne le connaît pas soi-même il faut faire faire pression sur lui par des juges que l’on connaît, sans renoncer pour cela toutefois à lui parler directement. Si on ne néglige rien, on peut se dire avec assez de certitude que le procès ne sortira pas de sa première phase. Sans doute ne cesse-t-il pas, mais l’accusé peut être à peu près aussi sûr de ne pas être condamné que s’il était en liberté. La prolongation indéfinie présente sur l’acquittement apparent l’avantage d’assurer à l’accusé un avenir moins incertain; elle le préserve de l’effroi d’une subite arrestation; il n’a pas à craindre avec elle de se trouver soudain obligé d’assumer les pénibles démarches qu’entraîne toujours la recherche de l’acquittement apparent au moment où les circonstances s’y prêtent le moins pour lui. Évidemment, l’atermoiement illimité entraîne aussi pour l’accusé certains désagréments dont il ne faut pas négliger l’importance. Je ne veux pas parler du fait qu’il ne se trouve jamais libre, il ne le serait pas non plus à proprement parler avec l’acquittement apparent. Il s’agit d’autre chose. En effet, l’instruction ne peut être suspendue sans au moins un semblant de cause. Aussi faut-il qu’elle se poursuive théoriquement. On doit donc de temps en temps prendre certaines dispositions, organiser des interrogatoires, ordonner des perquisitions, etc., etc. Il faut en un mot que le procès ne cesse de tourner dans le petit cercle auquel on a artificiellement limité son action. Cela comporte évidemment pour l’accusé certains désagréments qu’il ne faudrait cependant pas vous exagérer non plus. Tout cela reste en effet apparence; les interrogatoires par exemple sont très courts; si on n’a pas le temps ou l’envie d’y aller, on peut s’excuser quelquefois; on peut même, avec certains juges, régler d’avance l’emploi du temps de toute une période; il ne s’agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d’accusé.»

Le peintre n’avait pas fini que K. remettait déjà sa veste sur son bras et se levait pour s’en aller.

«Il se lève déjà! cria-t-on derrière la porte.

– Vous voulez déjà partir? demanda le peintre en se levant aussi. C’est certainement l’air qui vous chasse d’ici, j’en suis fâché. J’aurais encore bien des choses à vous dire. J’ai dû me résumer beaucoup trop succinctement, mais j’espère m’être fait comprendre.

– Oh! oui,» dit K. qui avait pris la migraine à force d’efforts d’attention.

Malgré cette affirmation, le peintre dit encore une fois, en résumant, comme pour laisser K. sur une consolation:

«Les deux méthodes ont ceci de commun qu’elles empêchent la condamnation de l’accusé.

– Mais elles empêchent aussi son acquittement réel, dit K. tout bas comme s’il eût été honteux de l’avoir compris.

– Vous avez saisi le fin mot», dit le peintre hâtivement.

K. mit la main sur son manteau, mais il ne put même pas se résoudre à enfiler son veston. S’il se fût écouté, il eût tout empoigné et serait parti dans la rue en manches de chemise; les gamines elles-mêmes ne purent pas le décider à se vêtir bien qu’elles se criassent – prématurément – les unes aux autres qu’il était en train de s’habiller. Le peintre, ayant à cœur de donner une interprétation à l’attitude de K., déclara:

«Vous ne vous êtes pas encore décidé entre mes propositions. Je vous approuve. Je vous aurais déconseillé moi-même de choisir immédiatement. Les avantages et les ennuis s’équivalent à un rien près. Il faut tout peser minutieusement. Mais, d’autre part, on ne doit pas perdre trop de temps.

– Je reviendrai bientôt,» dit K. qui, pris d’une soudaine décision, enfila sa veste, jeta son manteau sur son épaule et se précipita vers la porte, derrière laquelle les gamines se mirent alors à hurler.

K. crut les voir à travers le bois.

«Tenez-moi parole, dit le peintre sans le suivre, autrement je viendrai à la banque pour vous interroger moi-même.

– Ouvrez-moi donc, dit K. en tirant sur la poignée que les gamines devaient retenir, car elle résista fortement.

– Voulez-vous donc, lui demanda Titorelli, que les petites vous ennuient tout le long de l’escalier? Passez plutôt par là», et il montrait la porte qui se trouvait derrière le lit.

K., ne demandant pas mieux, revint vers le lit. Mais, au lieu d’ouvrir, le peintre se glissa sous le meuble et demanda des profondeurs où il gisait:

«Une seconde encore seulement! N’aimeriez-vous pas voir une toile que je pourrais vous vendre?»

K. ne voulut pas être impoli, car l’artiste s’était vraiment occupé de lui et lui avait même promis de lui continuer ses services sans qu’on eût encore parlé, par suite de la distraction de K., d’aucune espèce de dédommagement; aussi K. ne pouvait-il éluder l’invitation; quoique frémissant d’impatience il se fit montrer le tableau. Le peintre sortit de dessous le lit un tas de toiles encore sans cadres recouvertes d’une telle poussière que, lorsqu’il souffla sur la première, K. en resta un bon moment dans un nuage et la respiration coupée.

«C’est une lande,» dit-il à K. en lui tendant le tableau.

La toile représentait deux grêles arbres posés sur une herbe sombre à une grande distance l’un de l’autre. Au fond, le soleil se couchait dans un grand luxe de couleurs.

«Bien! dit K., j’achète ça.»

Il avait parlé trop sèchement, aussi fut-il content quand il vit que le peintre, loin de se formaliser, lui présentait un second tableau:

«Voilà, dit-il, le pendant du premier.»

C’était peut-être bien conçu comme le pendant du premier, mais on ne remarquait pas la moindre différence; il y avait encore les arbres, l’herbe et le coucher de soleil. Mais cette similitude importait peu à K.

«Ce sont de beaux paysages, dit-il, je vous les achète tous deux et je les pendrai dans mon bureau.

– Le motif a l’air de vous plaire! dit le peintre en prenant un troisième tableau. Cela tombe bien, car j’ai encore ici une toile du même genre.»

La toile n’était pas du même genre, c’était exactement la même. Titorelli exploitait parfaitement cette occasion de vendre ses vieux tableaux.

«Je prends celle-là aussi, dit K. Quel est le prix des trois?

– Nous en reparlerons une autre fois, dit le peintre. En ce moment, vous êtes pressé et nous restons de toute façon en relations. Je suis heureux de voir que ces tableaux vous plaisent, je vais vous donner tous ceux que j’ai ici. Ils représentent tous des landes. Bien des gens ne les aiment pas parce qu’ils trouvent ces paysages un peu tristes, mais il y en a d’autres, comme vous, qui apprécient justement cette mélancolie.»

K. n’était pas en humeur de s’occuper des expériences professionnelles du peintre-mendiant:

«Emballez-les toutes, dit-il en le coupant au beau milieu de son discours, mon domestique viendra les chercher demain.

– Ce n’est pas nécessaire, dit le peintre. J’espère pouvoir trouver un porteur qui vous accompagnera tout de suite.»

Et il ouvrit enfin la porte en se penchant au-dessus du lit.

«N’hésitez donc pas, dit-il, à monter sur le matelas, personne n’entre ici autrement.»

K. n’avait pas besoin de cet encouragement pour passer sans aucun scrupule; il avait même déjà mis le pied au beau milieu de l’édredon quand, regardant par la porte ouverte, il recula avec un sursaut:

«Qu’est-ce là? demanda-t-il au peintre.

– De quoi êtes-vous étonné? questionna l’autre aussi surpris. Ce sont les bureaux de la justice. Ne saviez-vous pas qu’il y en avait ici? Il y en a dans presque tous les greniers, pourquoi n’y en aurait-il pas ici? Mon atelier lui-même fait partie de ses locaux, mais la justice l’a mis à ma disposition.»

K. n’était pas si effrayé d’avoir trouvé en cet endroit les archives de la justice que de constater son ignorance de toutes les choses du tribunal. Il lui semblait que la grande règle devait être pour un accusé de se trouver toujours prêt à tout, de ne jamais se laisser surprendre, de ne pas regarder à droite quand son juge se trouvait à gauche, et c’était justement contre cette grande règle qu’il recommençait toujours à pécher.

Un long couloir s’étendait devant lui, d’où venait un air auprès duquel celui de l’atelier semblait rafraîchissant. Des bancs couraient de chaque côté, comme dans la salle d’attente du secrétariat dont relevait l’affaire de K. L’installation de ces bureaux semblait être réglée partout par des prescriptions minutieuses. Pour le moment, il n’y avait pas grande affluence. Un homme se tenait assis, ou plutôt à demi couché sur l’un des bancs, le visage enfoui dans ses mains et la face contre le bois; il semblait être en train de dormir; un autre était debout dans la pénombre à l’autre extrémité du couloir. K. se redécida à grimper sur le lit, le peintre le suivit, les toiles sous les bras. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un huissier – K. savait déjà les reconnaître au bouton d’or qu’ils portaient sur leur costume civil – et le peintre chargea cet homme de porter les tableaux de K.; K. titubait plutôt qu’il ne marchait, il tenait son mouchoir pressé contre sa bouche. Ils se trouvaient déjà près de la sortie quand les gamines se précipitèrent au-devant d’eux; le passage par le grenier n’avait donc même pas épargné à K. cette rencontre! Elles avaient dû voir qu’on ouvrait l’autre porte de l’atelier et elles avaient fait un détour pour arriver de ce côté.

«Je ne peux plus vous accompagner, cria le peintre en riant sous l’assaut des gamines, au revoir. Ne perdez pas trop de temps à réfléchir.»

K. ne lui jeta pas un seul regard. Une fois dans la rue il arrêta le premier fiacre qu’il put trouver. Il lui tardait d’être débarrassé de l’huissier dont le bouton d’or lui faisait mal aux yeux, bien que personne d’autre que lui ne l’aperçût probablement. Le serviteur de la justice voulut encore monter sur le siège du cocher, mais K. le chassa immédiatement. Midi avait déjà sonné depuis longtemps quand la voiture s’arrêta devant la banque. K. aurait volontiers laissé les tableaux là, mais il craignit qu’une occasion ne l’obligeât à montrer au peintre qu’il les avait. Aussi les fit-il monter dans son bureau où il les enferma dans le tiroir le plus bas de sa table pour les cacher au directeur adjoint.



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