CHAPITRE VII (3)

[1] [2] [3]

Cependant K. examinait la pièce; il n’aurait jamais eu de lui-même l’idée qu’on pût appeler atelier cette misérable chambrette. On ne pouvait y faire plus de deux pas ni en long ni en large. Tout y était en bois, murs, plancher et plafond. De minces jours couraient entre les planches. Le lit se trouvait en face de K., contre le mur; il était surchargé de couvertures, d’oreillers et d’édredons de diverses couleurs. Au milieu de la pièce, une toile était montée sur un chevalet et recouverte d’une chemise dont les manches brimbalaient jusqu’au sol. La fenêtre était derrière K., mais le brouillard empêchait de voir plus loin que le toit de la maison voisine qui était recouvert de neige.

Le grincement de la clef dans la serrure rappela à K. son intention de ne pas rester. Il sortit donc de sa poche le mot de l’industriel, le tendit au peintre et lui dit:

«J’ai appris votre adresse par ce monsieur que vous connaissez et c’est sur son conseil que je suis venu vous trouver.»

Le peintre parcourut la lettre d’un regard et la jeta sur le lit. Si l’industriel n’avait pas affirmé expressément qu’il connaissait Titorelli et parlé de lui comme d’un pauvre homme qui en était réduit à ses aumônes, on aurait vraiment pu croire que Titorelli ne le connaissait pas ou tout au moins ne se souvenait pas de lui. Pour comble, il demanda:

«Voulez-vous acheter des tableaux ou faire faire votre portrait?»

K. regarda l’artiste avec étonnement. Qu’y avait-il donc dans la lettre? Il avait cru tout naturellement que l’industriel expliquait qu’il ne venait que pour son procès. Il était vraiment accouru avec trop de précipitation; il n’avait réfléchi à rien. Mais il fallait répondre au peintre et, jetant un regard sur le chevalet, il demanda:

«Vous étiez en train de travailler à une toile?

– Oui, dit le peintre en faisant suivre à la chemise du chevalet le même chemin qu’à la lettre. C’est un portrait. Un bon travail, mais il n’est pas encore fini.»

Le hasard était favorable à K.; on ne pouvait lui offrir plus belle occasion de parler de la justice, car le portrait était celui d’un juge. Il ressemblait d’ailleurs étonnamment au tableau que K. avait vu dans le cabinet de maître Huld. Sans doute s’agissait-il ici d’un tout autre juge (c’était un gros homme avec une grande barbe noire qui lui mangeait les joues), sans doute aussi le tableau de l’avocat était-il une peinture à l’huile alors que celui-ci n’était que rehaussé de légères teintes de pastel. Mais tout le reste se ressemblait: ici aussi le juge paraissait sur le point de se lever d’un air menaçant du trône dont il avait déjà saisi le bras pour se redresser. K. faillit dire: «Mais c’est un juge!» Mais il se retint encore un moment et s’approcha du tableau comme pour en étudier le détail. Le dossier du trône était surmonté en son milieu d’un grand personnage allégorique dont il ne put s’expliquer le sens; il s’en enquit auprès du peintre. Titorelli lui répondit que ce détail n’était pas achevé, alla prendre un pastel sur une petite table et souligna légèrement la silhouette sans la rendre d’ailleurs plus claire aux yeux de K.

«C’est la Justice, dit-il enfin.

– Ah! en effet, je commence déjà à la reconnaître, répondit K. Voici le bandeau autour des yeux, et voici la balance aussi. Mais on dirait qu’elle a des ailes aux talons ou qu’elle est en train de courir?

– Oui, dit le peintre. C’est sur commande que j’ai dû la traiter ainsi; elle doit représenter en effet à la fois la Justice et la Victoire.

– C’est un alliage difficile, déclara K. en souriant. La Justice ne doit pas bouger, autrement la balance vacille et ne peut plus peser juste.

– J’ai fait comme voulait mon client, dit le peintre.

– Évidemment! dit K. qui n’avait cherché à blesser personne. Vous avez peint l’allégorie telle qu’elle est représentée sur le vrai trône.

– Non, dit le peintre, je n’ai jamais vu l’allégorie ni le trône, je fais ça de chic, mais comme on me l’a prescrit.

– Comment! demanda K., feignant à dessein l’incompréhension. C’est pourtant bien un juge qui est assis sur ce fauteuil?

– Oui, dit le peintre, mais pas un grand; il ne s’est jamais assis sur un pareil trône.

– Et il s’est fait peindre quand même dans une attitude si solennelle? Il se tient là comme un président de cour!

– Oui, ces messieurs sont assez vaniteux, répondit le peintre. Mais l’autorité supérieure les autorise à se faire représenter ainsi. On leur prescrit exactement à tous comment ils ont le droit de se faire peindre. Malheureusement, ce tableau ne permet pas de juger des détails du costume ni des fioritures du trône, le pastel ne va pas très bien pour ce genre-là.

– En effet, dit K., je trouve étrange que vous ayez employé le pastel.

– C’est le juge qui l’a voulu ainsi, dit le peintre. Il le destine à une dame.»

L’aspect du tableau semblait lui avoir donné de l’ardeur au travail: il retroussa ses manches de chemise, prit quelques crayons dans sa main, et K. vit se former autour de la tête du juge, sous la pointe frémissante des pastels, une ombre rougeâtre dont l’auréole alla s’éteindre au bord du tableau. Petit à petit, ce jeu d’ombres finit par entourer la tête d’une sorte de couronne ou de noble parure. En revanche, à une faible nuance près, tout restait clair autour de l’image allégorique; elle en prenait un relief saisissant, mais ne ressemblait plus beaucoup à la déesse de la Justice non plus qu’à celle de la Victoire; elle avait parfaitement l’air d’être la déesse de la Chasse. Le travail du peintre intéressait K. plus qu’il n’eût voulu; il finit pourtant par se reprocher d’être resté si longtemps là et de n’avoir rien entrepris pour son affaire.

«Comment ce juge s’appelle-t-il donc? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

– Je n’ai pas le droit de le dire», répondit le peintre.

Profondément penché sur son tableau, il négligeait nettement le visiteur qu’il avait pourtant reçu d’abord avec tant d’égards. K. prit cela pour un caprice et s’en irrita à cause du temps qu’il perdait.

«Vous êtes sans doute, demanda-t-il, un homme de confiance de la justice?»

Titorelli mit aussitôt ses crayons de côté, se leva, se frotta les mains et regarda K. en souriant.

«Il faut toujours, déclara-t-il, commencer par la vérité. Vous êtes venu pour que je vous parle de la justice, comme on me le dit dans votre mot, et vous commencez, pour m’amadouer, par me parler de mes tableaux. Je ne vous en veux pas, vous ne pouviez pas savoir que ce n’est pas de mise chez moi.

– Non, je vous en prie!» ajouta-t-il en voyant K. se préparer à une objection, pour éluder catégoriquement.

Il poursuivit:

«D’ailleurs, votre réflexion est parfaitement exacte, je suis un homme de confiance de la justice.»

Il fit une pause comme pour laisser à son interlocuteur le temps de s’accommoder de ce fait. Les gamines derrière la porte se faisaient entendre de nouveau. Elles devaient se bousculer pour regarder par le trou de la serrure; peut-être pouvait-on aussi voir dans la pièce par les fissures de la porte. K. ne s’excusa pas, pour ne pas détourner le peintre du vrai sujet de la conversation; mais il ne voulait pas non plus lui permettre d’exagérer et de se rendre inaccessible, aussi demanda-t-il simplement:

«Est-ce là un poste officiellement reconnu?

– Non», dit le peintre brièvement, comme si cette constatation devait l’empêcher de continuer.

Mais K. ne voulait pas le laisser se taire; il déclara:

«Souvent ces postes officieux donnent beaucoup plus d’influence que les situations officielles.

– C’est ce qui se passe dans mon cas, dit le peintre en hochant la tête et en fronçant les sourcils. Comme je parlais hier de votre histoire avec l’industriel en question, il m’a demandé si je ne pourrais pas vous aider; je lui ai répondu: «Il n’a qu’à passer chez moi», et je suis heureux de voir que vous êtes venu si tôt. L’affaire a l’air de vous tenir bien au cœur, ce qui ne me surprend évidemment pas. Mais peut-être aimeriez-vous d’abord retirer votre manteau?»

Bien que K. eût l’intention de ne pas s’attarder, cette invitation du peintre lui fit le plus grand plaisir. L’air de la pièce lui était devenu pesant; il avait déjà regardé souvent avec surprise le petit poêle de fonte qui était dressé dans le coin de la chambre: ce poêle n’était pas allumé; la lourdeur de l’atmosphère ne pouvait pas s’expliquer. Pendant qu’il déposait son manteau de fourrure – il déboutonna même sa veste – le peintre lui dit pour s’excuser:

«J’ai besoin de chaleur, il fait très bon ici, n’est-ce pas? À cet égard, la pièce est très bien située.»

K. ne répondit rien; ce n’était pas précisément la chaleur qui le gênait, mais plutôt cette lourde atmosphère qui l’empêchait presque de respirer; la chambre ne devait pas avoir été aérée depuis longtemps. Ce désagrément s’accrut encore pour K. quand le peintre le pria de prendre place sur le lit, tandis qu’il s’asseyait lui-même devant le chevalet sur la seule chaise de la pièce. Titorelli parut même ne pas comprendre pourquoi K. restait sur le bord; il lui dit de ne pas se gêner, de s’installer confortablement, et, le voyant hésiter, il alla lui-même l’enfoncer dans les oreillers et les édredons. Puis il revint à sa sellette et posa enfin, pour la première fois, une question positive qui fit oublier tout le reste à K.

«Êtes-vous innocent? demanda-t-il.

– Oui», dit K.

Il était heureux de répondre à cette question, d’autant plus que ce n’était pas à titre officiel et qu’il n’engageait ainsi aucune responsabilité. Personne ne l’avait encore interrogé aussi franchement. Pour savourer cette joie, il répéta encore:

«Je suis complètement innocent.

– Ah! ah!» fit le peintre en inclinant la tête avec un air de réfléchir.

Puis il la releva subitement et dit:

«Si vous êtes innocent, la chose est donc très simple.»

Le regard de K. s’assombrit. Cet homme qui se disait le confident de la justice parlait comme un enfant.

«Mon innocence, répondit-il, ne simplifie l’affaire en rien.»

Il ne put s’empêcher de sourire, et, hochant lentement la tête:

«Il y a tant de subtilités dans lesquelles la justice se perd! Elle finit par découvrir un crime là où il n’y a jamais rien eu.

– Évidemment, évidemment, dit le peintre, comme si K. l’eût dérangé inutilement dans ses pensées. Mais vous êtes tout de même innocent?

– Oui, dit K.

– C’est l’essentiel», répondit le peintre.

Les objections ne l’influençaient pas, mais, malgré son ton décidé, on n’arrivait pas à savoir s’il parlait par conviction ou par simple indifférence.

K., désirant au préalable élucider ce point, lui dit:

«Vous connaissez certainement la justice beaucoup mieux que moi; je n’en sais guère que ce qu’on a voulu m’en dire. Mais j’ai trouvé tout le monde d’accord pour affirmer qu’aucune accusation n’était lancée à la légère et qu’une fois l’accusation portée, le tribunal est fermement convaincu de la culpabilité de l’accusé; on ne peut, paraît-il, que très difficilement l’ébranler dans cette conviction.

– Difficilement? demanda le peintre en lançant une main en l’air. Dites que jamais la justice ne se laisse enlever cette conviction! Si je peignais ici tous les juges côte à côte et que vous vous défendissiez devant cette toile, vous auriez sûrement plus de succès que devant le vrai tribunal.

– Oui», dit K. pour lui-même, oubliant que son seul but avait été de sonder le peintre.

Derrière la porte, une gamine recommença à demander:

«Titorelli! Ne va-t-il pas partir bientôt?

– Taisez-vous, cria le peintre dans la direction de la porte; ne voyez-vous donc pas que je m’entretiens avec ce monsieur?»

Mais la gamine ne se tint pas pour satisfaite; elle demanda encore:

«Tu vas faire son portrait?»
[1] [2] [3]



Добавить комментарий

  • Обязательные поля обозначены *.

If you have trouble reading the code, click on the code itself to generate a new random code.