CHAPITRE PREMIER (3)

– Vous n’en avez aucun motif» dit K. en l’embrassant sur le front, tandis qu’elle se laissait retomber dans les coussins. Mais elle se dressa d’un bond:

«Filez, filez; partez! mais partez donc! Que voulez-vous? Il écoute à la porte, il entend tout; comme vous me tourmentez!

– Je ne partirai pas, dit K., avant de vous voir un peu rassurée. Venez dans l’autre coin, il ne pourra pas nous entendre.»

Elle s’y laissa conduire.

«C’est peut-être un incident ennuyeux pour vous mais vous ne courez aucun danger. Vous savez bien que Mme Grubach, dont tout dépend dans cette histoire – surtout puisque le capitaine est son neveu – a un véritable culte pour moi et qu’elle croit tout ce que je dis comme parole d’évangile. D’ailleurs, je la tiens, car elle m’a emprunté une assez grosse somme. Je prendrai sur moi de lui présenter l’explication que vous voudrez pour peu qu’elle soit conforme au but, et je m’engage à amener Mme Grubach non pas seulement à faire semblant d’y ajouter foi pour le public, mais à la croire réellement; rien ne vous oblige à m’épargner: si vous voulez qu’on dise que je vous ai assaillie, c’est ce que je dirai à Mme Grubach, et elle le croira sans m’ôter sa confiance tant cette femme m’est attachée.»

Mlle Bürstner, légèrement effondrée sur son siège, regardait muettement le sol.

«Pourquoi Mme Grubach ne croirait-elle pas, ajouta K., que je vous ai assaillie?»

Il voyait devant lui les cheveux de la jeune fille, des cheveux bas, bouffants et fermes, à reflets rougeâtres et partagés par une raie. Il pensait que Mlle Bürstner allait tourner les yeux vers lui, mais elle lui dit sans changer de position:

«Excusez-moi, j’ai été effrayée par la soudaineté du bruit beaucoup plus que par les conséquences que pourrait avoir la présence du capitaine; il y a eu un tel silence après votre cri! Et c’est dans ce silence qu’on s’est mis tout à coup à frapper à la porte; c’est cela qui m’a tant fait peur, d’autant plus que j’étais tout près; on a frappé presque à côté de moi. Je vous remercie de vos propositions, mais je ne les accepte pas, c’est à moi de répondre de ce qui se passe dans ma chambre, et personne n’a à m’en demander compte; je suis surprise que vous ne vous aperceviez pas de ce qu’il y a de blessant dans vos propositions, malgré l’excellence de vos intentions que je me plais à reconnaître; mais maintenant allez-vous-en, laissez-moi seule, j’en ai plus besoin que jamais. Les trois minutes que vous m’aviez demandées se sont transformées en une demi-heure et même plus.»

K. la prit d’abord par la main, puis par le poignet.

«Vous ne m’en voulez pas?» dit-il.

Elle dégagea doucement sa main et répondit:

«Non, non, je n’en veux jamais à personne.»

Il la reprit par le poignet. Cette fois-ci elle le laissa faire et le ramena jusqu’à la sortie. Il était fermement décidé à partir. Mais, parvenu devant la porte, il eut un recul comme s’il ne s’était pas attendu à la trouver là; Mlle Bürstner profita de cet instant pour se libérer, ouvrir et se glisser dans le vestibule d’où elle lui chuchota:

«Allons, venez maintenant, je vous en prie. Voyez – et elle montrait la porte du capitaine sous laquelle passait un rayon de lumière – il a allumé et il s’amuse à nous écouter faire.

– Je viens, je viens», dit K. en sortant rapidement.

Il l’attrapa et la baisa sur la bouche, puis sur tout le visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu’il a fini par découvrir. Pour terminer il l’embrassa encore dans le cou, à l’endroit du gosier sur lequel il attarda longtemps ses lèvres. Il fut interrompu par un bruit qui venait de la chambre du capitaine.

«Maintenant, je m’en vais», dit-il.

Il voulait encore appeler Mlle Bürstner par son prénom, mais il l’ignorait. Elle lui adressa un signe de tête fatigué, lui laissa sa main à baiser, déjà tournée pour repartir comme si elle ignorait tout cela, et regagna sa chambre le dos voûté.

K. ne tarda pas à se coucher; le sommeil le visita vite; avant d’y succomber il réfléchit encore un peu à sa conduite: il en était satisfait, mais s’étonnait de ne pas l’être davantage; il redoutait sérieusement la présence du capitaine pour Mlle Bürstner.



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