CHAPITRE VII (3)

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– Ah! voilà!» dit K. sans grand humour, car il ne se sentait pas beaucoup mieux qu’auparavant malgré sa tenue plus sommaire.

Il demanda d’un ton grognon:

«Comment appeliez-vous donc les deux autres solutions?»

Il avait déjà oublié les termes du peintre.

«L’acquittement apparent et l’atermoiement illimité, répondit Titorelli. C’est à vous de choisir. Je peux vous aider pour les deux, mais non sans peine, évidemment: leur seule différence est que l’acquittement apparent réclame un effort violent et momentané, et l’atermoiement illimité un petit effort chronique. Parlons d’abord, si vous voulez, de l’acquittement apparent. Si c’est lui que vous désirez, je vais vous écrire sur un papier une attestation d’innocence. La formule de cette attestation m’a été transmise par mon père, elle est complètement inattaquable. Une fois l’attestation écrite, je ferai le tour des juges que je connais. Je commencerai donc, par exemple, par exhiber le certificat ce soir au juge dont je fais le portrait quand il viendra poser chez moi. Je lui présente mon papier, je lui explique que vous êtes innocent et je me porte moi-même caution de cette innocence. Ce n’est pas un simple engagement de forme, c’est une véritable caution, c’est une chose qui m’engage.»

Le regard du peintre exprimait une sorte de reproche à l’endroit de K. qui lui imposait le fardeau d’une pareille garantie.

«Ce serait tout à fait aimable, dit K., mais ainsi le juge vous croirait et ne m’acquitterait tout de même pas réellement?

– C’est ce que je vous disais. D’ailleurs, il n’est pas sûr du tout que tous me croient. Bien des juges peuvent me demander de vous présenter d’abord à eux. Il faudrait alors que vous veniez. À vrai dire, dans ce cas-là, la cause est à moitié gagnée, surtout si je vous avise à l’avance de la façon dont il faut vous comporter avec eux. Ce sera moins facile avec ceux qui m’évinceront par principe, et le cas se présentera. Bien que je sois décidé à faire toutes les tentatives possibles, nous devrons renoncer à eux. Ce ne sera pas trop grave, d’ailleurs, car quelques juges ne suffisent pas à décider dans une pareille question. Quand j’aurai réuni sur mon attestation un nombre suffisant de signatures, j’irai trouver le juge même qui instruit votre procès. Il est possible que j’aie déjà sa signature sur mon papier, les choses se passeront alors encore plus rapidement. Mais en général, parvenu à cette phase des opérations, on ne rencontre plus guère d’obstacles; c’est la période où l’accusé possède le plus d’assurance. Car – c’est curieux à constater, mais c’est un fait qu’on est bien obligé d’admettre – les gens ont beaucoup plus d’assurance à ce moment qu’après celui de l’acquittement. Il n’y a plus grand-chose à faire une fois parvenu là. Le juge a sur l’attestation la garantie d’un certain nombre d’autres juges, il peut vous acquitter sans crainte et c’est ce qu’il fera certainement pour me faire plaisir à moi et obliger aussi quelques autres amis, après avoir réglé certaines formalités. Quant à vous, vous dites adieu au tribunal et vous êtes libre.

– Et alors je suis libre? dit K. avec hésitation.

– Oui, dit le peintre, mais seulement en apparence ou, pour mieux dire, provisoirement. En effet, les juges subalternes, comme ceux que j’ai pour amis, n’ont pas le droit de prononcer d’acquittement définitif; ce droit n’appartient qu’au tribunal suprême que nous ne pouvons toucher, ni vous, ni moi, ni personne. Ce qui s’y passe, nous n’en savons rien, et, d’ailleurs, entre parenthèses, nous ne voulons pas le savoir. Les juges que nous cherchons à mettre dans notre jeu n’ont pas le grand droit de laver l’inculpé d’une accusation, ils n’ont que celui de l’en délivrer. C’est à dire que ce mode d’acquittement vous soustrait provisoirement à l’accusation, mais sans l’empêcher de rester suspendue sur vous avec toutes les conséquences que cela peut entraîner s’il intervient un ordre supérieur. Mes relations avec la justice me permettent de vous expliquer comment la différence entre les deux acquittements se manifeste pratiquement. Pour un acquittement réel toutes les pièces du procès doivent se trouver anéanties, elles disparaissent totalement, on détruit tout, non seulement l’accusation, mais encore les pièces du procès et jusqu’au texte de l’acquittement, rien ne subsiste. Il en va autrement dans le cas de l’acquittement apparent. L’acte qui le statue n’introduit dans le procès aucune autre modification que celle d’enrichir les dossiers du certificat d’innocence, du texte de l’acquittement et de ses considérants. À tous autres égards la procédure se poursuit. On continue à la diriger vers les instances supérieures et à la ramener dans les petits secrétariats comme l’exige la continuité de la circulation des pièces dans les bureaux, elle ne cesse ainsi de passer par toutes sortes de hauts et de bas avec des oscillations plus ou moins amples et des arrêts plus ou moins grands. On ne peut jamais savoir le chemin qu’elle fera. À voir la situation du dehors on peut parfois s’imaginer que tout est oublié depuis longtemps, que les papiers sont perdus et l’acquittement complet; mais les initiés savent bien que non. Il n’y a pas de papier qui se perde, la justice n’oublie jamais. Un beau jour – personne ne s’y attend – un juge quelconque regarde l’acte d’accusation, voit qu’il n’a pas perdu vigueur et ordonne immédiatement l’arrestation. Encore ai-je admis qu’un long temps se soit écoulé entre l’acquittement et la nouvelle arrestation, ce qui est possible, et j’en pourrais citer des cas, mais il est tout aussi possible qu’en revenant du tribunal l’acquitté trouve déjà des gens qui l’attendent sur son trottoir pour l’arrêter une seconde fois. Alors évidemment adieu la liberté.
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