A. Oubli d'impressions et de connaissances (1)

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Mademoiselle Erna A. raconte, deux jours avant Noël

«Hier soir, j'ouvre mon paquet de pains d'épices et je commence à en manger un; tout en mangeant, je pense que Mlle F. (la dame de compagnie de ma mère) viendra dans un instant me souhaiter bonne nuit et que je serai obligée de lui offrir un de mes pains d'épices; la perspective ne me sourit guère, mais je suis décidée à m'exécuter. Voyant entrer Mlle F., j'étends mon bras vers la table sur laquelle je croyais avoir déposé mon paquet, et m'aperçois que celui-ci n'y est pas. Je commence à le chercher et finis par le trouver enfermé dans mon armoire où je l'avais mis sans m'en rendre compte.» L'analyse de ce cas était superflue, Mlle Erna A. en ayant compris elle-même la signification. Le désir réprimé de garder pour elle-même les gâteaux s'est manifesté par un acte quasi-automatique, mais a subi une nouvelle répression à la suite de l'acte conscient consécutif.

i) M. H. Sachs nous raconte comment il s'est un jour soustrait à l'obligation de travailler, grâce à un acte de ce genre.

«Dimanche dernier, au début de l'après-midi, je me suis demandé si j'allais me mettre au travail ou si j'irais me promener et faire ensuite une visite que je projetais. Après quelque hésitation, je me suis décidé pour le travail. Au bout d'une heure, je m'aperçois que ma réserve de papier est épuisée. Je savais bien que je devais avoir dans quelque tiroir un peu de papier acheté depuis longtemps, mais je l'ai cherché en vain dans mon bureau et dans tous les autres endroits où je pouvais soupçonner sa présence, dans les livres, les brochures, parmi les lettres, etc. Je me suis donc vu obligé d'interrompre mon travail et, faute de mieux, de sortir. Rentré le soir à la maison, je me suis assis sur un canapé et me suis plongé dans des réflexions, les yeux fixés sur la bibliothèque qui était en face de moi. Tout à coup j'y aperçois une boîte et me souviens n'avoir pas vérifié son contenu depuis un certain temps. Je m'approche et je l'ouvre. Tout à fait au-dessus je trouve un portefeuille en cuir et, dans ce portefeuille, du papier blanc. Mais c’est seulement après avoir retiré ce papier, pour le ranger dans un tiroir de mon bureau, que je me suis rendu compte que c'était précisément le papier que j'avais en vain cherché au cours de l'après-midi. Je dois ajouter que, sans être très économe, je ménage beaucoup mon papier et en utilise le moindre reste. C'est sans doute à cette habitude que je dois d'avoir corrigé mon oubli dès que son mobile a disparu.»

En examinant attentivement les cas où il s'agit de l'impossibilité de retrouver un objet rangé, on est obligé d'admettre que cette impossibilité ne peut avoir d'autre cause qu'une intention inconsciente.

j) En été 1901 j'ai déclaré à un ami, avec lequel j'avais alors des discussions très vives sur des questions scientifiques: «ces problèmes concernant les névroses ne peuvent être résolus que si l'on admet sans réserves l'hypothèse de la bisexualité originelle de l'individu.» Et mon ami de répondre: «C'est ce que je t'ai déjà dit à Br., il y a plus de deux ans, au cours d'une promenade que nous faisions le soir. Mais alors tu ne voulais Pas en entendre parler.» Il est douloureux de se voir ainsi dépouiller de ce qu'on considère comme son apport original. Je ne pus me souvenir ni de cette conversation datant de plus de deux ans, ni de cette opinion de mon ami. L'un de nous deux devait se tromper; d'après le principe cui prodest? , ce devait être moi. Et en effet, au cours de la semaine suivante, j'ai pu me rappeler que tout s'était passé exactement comme l'avait dit mon ami; je me rappelle même ma réponse d'alors: «Je n'en suis pas encore là et ne veux pas discuter cette question.» Je suis depuis lors devenu plus tolérant, lorsque je trouve exprimée dans la littérature médicale une des idées auxquelles on peut rattacher mon nom, sans que celui-ci soit mentionné par l'auteur.

Reproches à l'adresse de sa femme; amitié se transformant en son contraire; erreur de diagnostic; élimination par des concurrents; appropriation d'idées d'autrui: ce n'est pas par hasard que dans tout un groupe d'exemples d'oubli, réunis sans choix, on est obligé de remonter, si l'on veut en trouver l'explication, à des mobiles et à des sujets souvent pénibles. Je pense que tous ceux qui voudront rechercher les mobiles de tel ou tel de leurs oublis seront obligés de s'arrêter en fin de compte à des explications du même genre, c'est-à-dire tout aussi désagréables. La tendance à oublier ce qui est pénible et désagréable me semble générale, bien que la faculté d'oubli soit plus ou moins bien développée selon les individus. Plus d'une de ces négations auxquelles nous nous heurtons dans notre pratique médicale ne constitue probablement qu'un simple oubli [60]. Notre conception des oublis de ce genre nous permet de réduire la différence entre les deux attitudes à des conditions purement psychologiques et de voir dans les deux modes de réaction l'expression d'un seul et même motif. De tous les nombreux exemples de négation de souvenirs désagréables que j'ai eu l'occasion d'observer dans l'entourage de malades, il en est un dont je me souviens d'une façon toute particulière. Une mère me renseigna sur l'enfance de son fils adolescent, atteint d'une maladie nerveuse, et me raconta à ce propos que lui et ses frères et sœurs avaient, jusqu'à un âge relativement avancé, présenté de l'incontinence nocturne, ce qui n'est pas sans importance comme antécédent dans une maladie nerveuse. Quelques semaines plus tard, lorsqu'elle vint me demander des renseignements sur la marche du traitement, je profitai de l'occasion pour attirer son attention sur les signes de prédisposition morbide existant chez le jeune homme et j'évoquai à ce propos l'incontinence nocturne dont elle m'avait elle-même parlé précédemment. À mon grand étonnement, elle contesta le fait, en ce qui concerne mon malade aussi bien que ses autres enfants. Elle me demanda d'où je le savais, et je dus lui apprendre qu'elle m'avait mis elle-même au courant de ce détail, chose qu'elle avait totalement oubliée [61].

Même chez les personnes bien portantes, exemptes de toute névrose, on constate l'existence d'une résistance qui s'oppose au souvenir d'impressions pénibles, à la représentation d'idées pénibles [62]. Mais ce fait n'apparaît dans toute sa signification que lorsqu'on examine la psychologie de personnes névrosées. On est alors obligé de reconnaître dans cet élémentaire instinct de défense contre des représentations susceptibles d'éveiller des sensations désagréables, dans cet instinct qui ne peut être comparé qu'au réflexe qui provoque la fuite dans les excitations douloureuses, un des piliers du mécanisme qui supporte les symptômes hystériques. Qu'on n'oppose pas à la supposition que nous faisons concernant l'existence de cet instinct de défense, le fait que nous sommes assez souvent dans l'impossibilité de nous débarrasser de souvenirs pénibles qui nous obsèdent, de chasser des sentiments pénibles tels que le remords, le repentir, etc. C'est que nous ne prétendons pas que cet instinct de défense soit capable de s'affirmer dans tous les cas, qu'il ne puisse pas, dans le jeu des forces psychiques, se heurter à des facteurs qui, en rapport avec d'autres buts, cherchent à réaliser le contraire et le réalisent à l'encontre de l'instinct en question. Le principe architectonique de l'appareil psychique doit être reconnu comme consistant dans la superposition, la stratification de plusieurs instances différentes, et il est fort possible que l'instinct de défense fasse partie d'une instance inférieure et soit entravé dans son action par des instances supérieures. Ce qui prouve toutefois l'existence et la puissance de l'instinct de défense, ce sont les processus qui, comme ceux décrits dans nos exemples, peuvent y être ramenés. Nous voyons que beaucoup de choses sont oubliées pour elles-mêmes; mais dans les cas où cela n'est pas possible, l'instinct de défense déplace son but et plonge dans l'oubli autre chose, une chose moins importante, mais qui, pour une raison ou une autre, est reliée à la chose principale par une quelconque association.

Cette manière de voir, d'après laquelle les souvenirs succombent particulièrement facilement à l'oubli motivé, mériterait d'être étendue à beaucoup d'autres domaines dans lesquels on n'en tient pas encore suffisamment compte, sans parler des cas où elle n'est pas du tout prise en considération. C'est ainsi qu'à mon avis on n'y attache pas encore l'importance qu'elle mérite dans l'utilisation des témoignages en justice [63] et qu'on attribue aux témoignages faits sous la foi du serment une action trop purificatrice sur le jeu des forces psychiques du témoin. Tout le monde admet qu'en ce qui concerne les traditions et l'histoire légendaire d'un peuple, il faut tenir compte, si l'on veut bien les comprendre, d'un motif semblable, c'est-à-dire le désir de faire disparaître du souvenir du peuple tout ce qui blesse ou choque son sentiment national. Une étude plus approfondie permettra peut-être un jour d'établir une analogie complète entre la manière dont se forment les traditions populaires et celle dont se forment les souvenirs d'enfance de l'individu. Le grand Darwin, qui a très bien compris que l'oubli ne constitue le plus souvent qu'une réaction contre le sentiment pénible ou désagréable lié à certains souvenirs, a tiré de cette conception ce qu'il a appelé la «règle d'or» de la probité scientifique [64].

De même que l'oubli de noms, l'oubli d'impressions peut s'accompagner de faux souvenirs qui, dans les cas où le sujet les considère comme des expressions de la vérité, sont désignés sous le nom d'illusions de la mémoire. Ces illusions de la mémoire, de nature pathologique – et dans la paranoïa elles jouent précisément le rôle d'un élément constitutif de la folie – ont provoqué une littérature dans laquelle je ne trouve aucune allusion à une motivation quelconque. Comme cette question ressortit également à la psychologie des névroses, je n'ai pas à m'en occuper ici. Je citerai, en revanche, un exemple singulier et personnel d'illusion de la mémoire; on y reconnaît très nettement et sa motivation par des matériaux inconscients refoulés et la manière dont elle se rattache à ces matériaux.

Alors que j'écrivais les derniers chapitres de mon livre sur la Science des rêves, je me trouvais en villégiature, sans avoir à ma disposition ni bibliothèques, ni livres de référence, de sorte que j'ai été obligé, sous la réserve de corrections ultérieures, d'écrire de mémoire beaucoup de citations et de références. En écrivant le chapitre sur les «rêves éveillés», je me suis souvenu de l'excellente figure du pauvre comptable, de ce personnage du Nabab, auquel Alphonse Daudet attribue des traits qui peuvent bien avoir un caractère autobiographique. Je croyais me souvenir très nettement de l'un des rêves que cet homme (qui, d'après mes souvenirs, devait s'appeler M. Jocelyn) forgeait au cours de ses promenades à travers les rues de Paris et je commençai à le reproduire de mémoire. Or, comme M. Jocelyn se jette à la tête d'un cheval emballé pour l'arrêter, la portière de la voiture s'ouvre, un haut personnage descend du coupé, serre la main de M. Jocelyn et lui dit: «Vous êtes mon sauveur, je vous dois la vie. Que puis-je pour vous?»

Les quelques inexactitudes que j'ai pu commettre en reproduisant ce rêve seront faciles à corriger, pensais-je, quand je serai rentré à la maison et que j'aurai le livre sous la main. Mais lorsque, rentré de vacances, je me suis mis à feuilleter le Nabab, pour confronter le texte avec mon manuscrit, je fus tout honteux et étonné de n'y rien trouver qui ressemblât à la rêverie que j'avais attribuée à M. Jocelyn et même de constater que le pauvre comptable s'appelait, non M. Jocelyn, mais M. Joyeuse. Cette deuxième erreur m'a fourni aussitôt la clef pour l'explication de la première, c'est-à-dire de l'illusion de la mémoire. Joyeux (dont le nom Joyeuse représente la forme féminine): telle est la traduction française de mon propre nom (Freud). Mais d'où provenait la rêverie que j'avais faussement attribuée à Daudet? Elle ne pouvait être que mon produit personnel, un rêve éveillé que j'ai fait moi-même et qui n'a pas pénétré dans ma conscience ou qui, si jamais j'en ai eu conscience, a été depuis complètement oublié. Il est possible que j'aie fait ce rêve à Paris même, au cours d'une de mes nombreuses promenades tristes et solitaires, alors que j'avais tant besoin d'aide et de protection, avant que le maître Charcot m'eût introduit dans son cercle. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer l'auteur du Nabab dans la maison de Charcot. Ce qui me contrariait seulement dans cette affaire, c'est qu'il n'y a rien qui me répugne autant que la situation d'un protégé. Ce qu'on en voit dans notre pays est fait pour vous ôter toute envie de chercher des protections, et mon caractère ne s'accommoderait d'ailleurs pas de l'attitude que comportent les obligations d'un protégé. J'ai toujours tendu tous mes efforts à être libre et indépendant, un homme qui ne doive rien à autrui. Et c'est moi qui devais me rendre coupable d'un rêve pareil (qui n'a d'ailleurs jamais reçu même un commencement de réalisation!). Ce cas fournit encore un excellent exemple de la manière dont nos rapports avec notre propre moi (rapports réprimés à l'état normal, mais se manifestant victorieusement dans la paranoïa) nous troublent et embrouillent notre considération objective des choses.


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