B. Oubli de projets

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B. Oubli de projets

Aucun autre groupe de phénomènes ne se prête mieux que l'oubli de projets à la démonstration de la thèse que la faiblesse de J'attention ne suffit pas, à elle seule, à expliquer un acte manqué. Un projet est une impulsion à l'action qui a déjà reçu le consentement du sujet, mais dont l'exécution est fixée à une époque déterminée. Or, dans l'intervalle qui sépare la conception d'un projet de son exécution, il peut survenir dans les motifs une modification telle que le projet ne soit pas exécuté, sans pour autant être oublié: il est tout simplement modifié ou supprimé. En ce qui concerne l'oubli de projets, qui se produit journellement et dans toutes les situations possibles, loin de l'expliquer par un changement dans l'équilibre des motifs, nous le laissons tout simplement inexpliqué ou bien nous nous contentons de dire qu'à l'époque de l'exécution l'attention qu'exige l'action a fait défaut, cette même attention qui était une condition indispensable de la conception du projet et qui, à ce moment-là, aurait suffi à assurer sa réalisation. L'observation de notre attitude normale à l'égard de nos projets montre tout ce que cet essai d'explication a d'arbitraire. Si je conçois le matin un projet qui doit être réalisé le soir, il peut arriver que certaines circonstances m'y fassent songer plusieurs fois au cours de la journée. Mais il n'est pas du tout nécessaire que ce projet reste dans ma conscience toute la journée. Lorsque le moment de la réalisation approche, il me revient subitement à la mémoire et m'incite à faire les préparatifs que nécessite l'action projetée. Lorsqu'en sortant de chez moi j'emporte une lettre que je me propose de mettre dans une boîte. je n'ai nullement besoin, si je suis un individu normal et non névrosé, de tenir la lettre à la main tout le long du chemin et de chercher tout le temps à droite et à gauche une boîte aux lettres pour exécuter mon projet à la première occasion qui pourra se présenter: je mets tua lettre dans ma poche, je suis tranquillement mon chemin, je laisse mes idées se succéder, librement, comptant bien que la première botte que j'apercevrai éveillera mon attention et m'incitera à plonger la main dans ma poche pour en retirer la lettre. L'attitude normale à l'égard d'un projet conçu se rapproche tout à fait de celle que l'on détermine chez des personnes auxquelles on a suggéré sous l'hypnose une «idée post-hypnotique à longue échéance [65]». On décrit généralement le phénomène de la manière suivante: le projet suggéré sommeille chez la personne en question jusqu'à l'approche du moment de l'exécution. Il s'éveille ensuite et pousse à l'action.

Il est deux situations dans la vie où le profane lui-même se rend compte que l'oubli de projets n'est nullement un phénomène élémentaire irréductible, mais autorise à conclure à l'existence de motifs inavoués. Je veux parler de l'amour et du service militaire. Un amoureux qui se présente à un rendez-vous avec un certain retard aura beau s'excuser auprès de sa dame en disant qu'il avait malheureusement oublié ce rendez-vous. Elle ne tardera pas à lui répondre: «Il y a un an, tu n'aurais pas oublié. C'est que tu ne m'aimes plus.» Et si, ayant recours à l'explication psychologique mentionnée plus haut, il cherche à excuser son oubli par des affaires urgentes, la dame, devenue aussi perspicace en psychanalyse qu'un médecin spécialiste, lui répondra: «Il est bizarre que tu n'aies jamais été troublé par tes affaires.» Certes, la dame n'exclura pas toute possibilité d'oubli; elle pensera seulement, et non sans raison, que l'oubli non intentionnel est un indice presque aussi sûr d'un certain non-vouloir qu'un prétexte conscient.

De même, dans la vie militaire on n'admet aucune différence de principe entre une négligence par oubli et une négligence intentionnelle. Le soldat doit ne rien oublier de ce qu'exige de lui le service militaire. Si, cependant, il se rend coupable d'un oubli, alors qu'il sait très bien ce qui est exigé, c'est qu'il existe chez lui des motifs qui s'opposent à ceux qui doivent l'inciter à l'accomplissement des exigences militaires. Le soldat d'un an qui voudrait s'excuser au rapport, en disant qu'il a oublié d'astiquer ses boutons, serait sûr d'encourir une punition. Punition qu'on peut considérer comme insignifiante, si l'on songe à celle qu'il encourrait s'il s'avouait à lui-même et s'il avouait à ses supérieurs que toutes ces chinoiseries du service lui répugnent. C'est pour s'épargner cette punition plus sévère, c'est pour des raisons pour ainsi dire économiques qu'il se sert de l'oubli comme d'une excuse, à moins que l'oubli ne soit réel et ne vienne s'offrir à titre de compromis.

Les femmes, comme les autorités militaires, prétendent que tout ce qui se rattache à elles doit être soustrait à l'oubli et professent ainsi l'opinion que l'oubli n'est permis que dans les choses sans importance, tandis que dans les choses importantes il est une preuve qu'on veut traiter ces choses comme insignifiantes, c'est-à-dire leur refuser toute valeur [66]. Il est certain que le point de vue de l'appréciation psychique ne peut pas être totalement écarté dans ces matières. Personne n'oublie d'accomplir des actions qui lui paraissent importantes, faute de quoi il s'expose à être soupçonné d'un trouble psychique. Aussi nos recherches ne peuvent-elles porter que sur l'oubli de projets plus ou moins secondaires; il n'existe pas, à notre avis, de projets tout à fait indifférents, car si de tels projets existaient, on ne voit pas pourquoi ils auraient été conçus.

Comme pour les troubles fonctionnels décrits précédemment, j'ai réuni et cherché à expliquer les cas de négligence par oubli que j'ai observés sur moi-même; et j'ai invariablement trouvé que l'oubli était dû dans tous les cas à l'intervention de motifs inconnus et inavoués, ou si je puis m'exprimer ainsi, à l'intervention d'une contre-volonté. Dans une série de ces cas, je me trouvais dans une situation qui rappelle les conditions du service militaire, je subissais une contrainte contre laquelle je n'avais jamais cessé de me révolter, ma révolte se manifestant par des oublis. À cela je dois ajouter que j'oublie très facilement de complimenter les gens à l'occasion d'anniversaires, de jubilés, de mariages et d'avancements. Plus je m'attache à le faire, et plus je constate que cela ne me réussit pas. Je finirai par me décider à y renoncer et à obéir consciemment et volontairement aux motifs qui s'y opposent. À un ami qui m'avait chargé, à l'occasion d'un certain événement, d'expédier à une date fixe un télégramme de félicitations (ce qui, pensait-il, me serait d'autant plus facile que j'avais, moi aussi, à télégraphier à l'occasion du même événement), j'avais prédit que j'oublierais certainement d'expédier aussi bien mon télégramme que le sien. Et je n'ai été nullement étonné de voir ma prophétie se réaliser. À la suite de douloureuses expériences que la vie m'avait réservées, je suis devenu incapable de manifester mon intérêt dans les cas où cette manifestation doit nécessairement revêtir une forme exagérée, hors de proportion avec le sentiment plutôt tiède que j'éprouve dans ces occasions. Depuis que je me suis rendu compte que j'ai souvent pris chez les autres une sympathie feinte pour une sympathie véritable, je me suis révolté contre les manifestations conventionnelles d'une sympathie de commande, manifestations dont je ne vois d'ailleurs pas l'utilité sociale. Seuls les décès trouvent grâce devant ma sévérité; et toutes les fois où je me suis proposé d'exprimer mes condoléances à l'occasion d'un décès, je n'ai pas manqué de le faire. Toutes les fois où mes manifestations affectives n'ont pas le caractère d'une obligation sociale, elles s'expriment librement, sans être entravées ou étouffées par l'oubli.

Le lieutenant T. rapporte un cas d'oubli de ce genre, survenu pendant sa captivité. Il s'agit également d'un projet qui, réprimé d'abord, n'en a pas moins réussi à se faire jour, créant ainsi une situation très pénible.

«Le supérieur d'un camp d'officiers-prisonniers est offensé par un de ses camarades. Pour éviter des suites fâcheuses, il veut se servir du seul moyen radical dont il dispose, en éloignant ce dernier et en le faisant déplacer dans un autre camp. Cédant aux instances de plusieurs amis, il se décide cependant, bien à contre-cœur, à ne pas recourir à cette mesure et à se soumettre à une procédure d'honneur, malgré tous les inconvénients qui doivent en résulter.

«Ce même matin, le commandant en question devait, sous le contrôle d'un surveillant, faire l'appel de tous les officiers-prisonniers. Connaissant tous ses camarades depuis longtemps, il ne s'était jamais trompé en faisant l'appel. Mais cette fois il sauta le nom de son offenseur, de sorte que celui-ci dut rester à sa place après le départ de tous les autres, jusqu'à ce que le commandant se fût aperçu de l'erreur. Or, le nom omis était écrit très distinctement au milieu de la feuille.

«Cet incident a été interprété par celui qui en fut la victime comme un affront voulu; mais J'autre n'y a vu qu'un hasard malheureux, autorisant la supposition erronée du premier. Après avoir cependant lu la «Psychopathologie» de Freud, le commandant a pu se faire une idée exacte de ce qui était arrivé.»

C'est encore par un conflit entre un devoir conventionnel et un jugement intérieur non avoué que s'expliquent les cas où l'on oublie d'accomplir des actions qu'on avait promis d'accomplir au profit d'un autre. Le bienfaiteur est alors généralement le seul à voir dans l'oubli qu'il invoque une excuse suffisante, alors que le solliciteur pense sans doute, et non sans raison: «il n'avait aucun intérêt à faire ce qu'il m'avait promis, autrement il ne l'aurait pas oublié». Il est des hommes qu'on considère généralement comme ayant l'oubli facile et qu'on excuse de la même manière dont on excuse les myopes, lorsqu'ils ne saluent pas dans la rue [67]. Ces personnes oublient toutes les petites promesses qu'elles ont faites, ne s'acquittent d'aucune des commissions dont on les a chargées, se montrent peu sûres dans les petites choses et prétendent qu'on ne doit pas leur en vouloir de ces petits manquements qui s'expliqueraient, non par leur caractère, mais par une certaine particularité organique [68]. Je ne fais pas partie moi-même de cette catégorie de gens et je n'ai pas eu l'occasion d'analyser les actes de personnes sujettes aux oublis de ce genre, de sorte que je ne puis rien affirmer avec certitude quant aux motifs qui président à ces oublis. Mais je crois pouvoir dire par analogie qu'il s'agit d'un degré très prononcé de mépris à l'égard d'autrui, mépris inavoué et inconscient, certes, et qui utlise le facteur constitutionnel pour s'exprimer et se manifester [69].

Dans d'autres cas, les motifs de l'oubli sont moins faciles à deviner et provoquent, lorsqu'ils sont découverts, une surprise plus grande. C'est ainsi que j'ai remarqué autrefois que sur un certain nombre de malades que j'avais à visiter, les seules visites que j'oubliais étaient celles que je devais faire à des malades gratuits ou à des confrères malades. Pour me mettre à l'abri de ces oublis, dont j'avais honte, j'avais pris l'habitude de noter dès le matin toutes les visites que j'avais à faire dans le courant de la journée. J'ignore si d'autres médecins ont eu recours au même moyen pour arriver au même résultat. Mais cette expérience nous fournit une indication quant aux mobiles qui poussent le neurasthénique à noter sur le fameux «bout de papier»fut ce qu'il se propose de dire au médecin. On dirait qu'il ne se fie pas à la force et à la fidélité de sa mémoire. C'est certainement exact, mais les choses se passent le plus souvent ainsi: Après avoir longuement exposé les troubles qu'il ressent et posé toutes les questions qui s'y rapportent, le malade fait une petite pause, après laquelle il tire de sa poche son bout de papier et dit en s'excusant: «J'ai noté sur ce papier certaines choses, sinon je ne me souviendrais de rien.» Dans la plupart des cas, rien ne se trouve noté sur ce papier qu'il n'ait déjà dit. Il répète donc tous les détails et se répond à lui-même: «cela, je l'ai déjà demandé». Son bout de papier ne sert sans doute qu'à mettre en lumière un de ses symptômes, à savoir la fréquence avec laquelle ses projets sont troublés par des motifs étrangers.

Je vais avouer maintenant un défaut dont souffrent aussi la plupart des personnes saines que je connais; il m'arrive très facilement, peut-être moins facilement que lorsque j'étais plus jeune, d'oublier de rendre les livres empruntés ou de différer certains paiements en les oubliant. Il n'y a pas très longtemps, je suis sorti un matin du bureau de tabac où j'achète tous les jours mes cigares, en oubliant de payer. Ce fut une négligence tout à fait inoffensive étant donné que le tenancier du bureau me connaît et qu'il était sûr d'être payé le lendemain. Mais le petit retard, la tentative de faire des dettes n'étaient certainement pas étrangers aux considérations budgétaires qui m'avaient préoccupé la veille. Même chez les hommes dits tout à fait honnêtes, on découvre facilement les traces d'une double attitude à l'égard de l'argent et de la propriété. La convoitise primitive du nourrisson qui cherche à s'emparer de tous les objets (pour les porter à sa bouche) ne disparaît, d'une façon générale, qu'incomplètement sous l'influence de la culture et de l'éducation [70].

On trouvera peut-être qu'à force de citer des exemples de ce genre, j'ai fini par tomber dans la banalité. Mais mon but était précisément d'attirer l'attention sur des choses que tout le monde connaît et comprend de la même manière, autrement dit de réunir des faits de tous les jours et de les soumettre à un examen scientifique. Je ne vois pas pourquoi on refuserait à cette sorte de sagesse, qui est la cristallisation des expériences de la vie quotidienne, une place parmi les acquisitions de la science. Ce qui constitue le caractère essentiel du travail scientifique, ce n'est pas la nature des faits sur lesquels il porte, mais la rigueur de la méthode qui préside à la constatation de ces faits et la recherche d'une synthèse aussi vaste que possible.

En ce qui concerne les projets de quelque importance, nous avons trouvé en général qu'ils sont oubliés, lorsqu'ils sont contrariés par des motifs obscurs. Dans les projets de moindre importance, l'oubli peut encore être amené par un autre mécanisme, le projet subissant le contrecoup de la résistance intérieure qui s'oppose à un autre ensemble psychique quelconque, et cela en vertu d'une simple association extérieure entre cet ensemble et le projet en question. En voici un exemple: j'aime le bon buvard et me propose de profiter d'une course que je dois faire cet après-midi dans le centre de la ville, pour en acheter. Mais pendant quatre jours consécutifs j'oublie mon projet et je finis par me demander quelle peut être la cause de cet oubli. Je trouve cette cause, en me rappelant que j'ai l'habitude d'écrire Löschpapier [71], mais de dire Fliesspapier. Or, «Fliess» est le nom d'un de mes amis de Berlin, au nom duquel se sont trouvées associées dans mon esprit, ces jours derniers, des idées et préoccupations pénibles. Je ne puis me défaire de ces idées et préoccupations, mais l'instinct de défense se manifeste (p. 158) en se déplaçant, à la faveur de la ressemblance phonétique, sur le projet indifférent et, de ce fait, moins résistant.


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