5. Les lapsus (4)

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«La bruyante hilarité qu'avaient provoquée ses paroles a étouffé la suite du discours de ce malheureux qui se mit à balbutier, pour s'excuser et assurer qu'il voulait dire «sans ménagements» (rückhaltlos)».

Nous trouvons dans Wallenstein (Piccolomini, I, 5) un joli exemple de lapsus ayant pour but, moins de souligner l'aveu de celui qui parle, que d'orienter l'auditeur qui se trouve hors de la scène. Cet exemple nous montre que le poète qui se sert de ce moyen connaissait bien le mécanisme et la signification du lapsus. Dans la scène précédente, Max Piccolomini avait passionnément pris parti pour le duc, en exaltant les bienfaits de la paix, dont il a eu la révélation au cours du voyage qu'il a fait pour accompagner au camp la fille de Wallenstein. Il laisse son père et l'envoyé de la cour dans la plus profonde consternation. Et la scène se poursuit:

QUESTENBERG. – Malheur à nous! Où en sommes-nous, amis? Et le laisserons-nous partir avec cette chimère, sans le rappeler et sans lui ouvrir immédiatement les yeux?

OCTAVIO (tiré d'une profonde réflexion). – Les miens sont ouverts et ce que je vois est loin de me réjouir.

QUESTENBERG. – De quoi s'agit-il, ami?

OCTAVIO. – Maudit soit ce voyage!

QUESTENBERG. – Pourquoi? Qu'y a-t-il?

OcTAvio. – Venez! Il faut que je suive sans tarder la malheureuse trace, que je voie de mes yeux… Venez! (Il veut l'emmener.)

QUESTENBERG. – Qu'avez-vous? Où voulez-vous aller?

OCTAVIO (pressé). – Vers elle!

QUESTENBERG. – Vers…

OCTAVIO (se reprenant). – Vers le duc! Allons! etc.

Ce petit lapsus: «vers elle», au lieu de «vers lui», est fait pour nous révéler que le père a deviné la raison du parti pris par son fils, pendant que le courtisan se plaint de «ne rien comprendre à toutes ces énigme».

M. Otto Rank a trouvé dans le Marchand de Venise, de Shakespeare, un autre exemple d'utilisation poétique du lapsus. Je cite la communication de Rank d'après Zentralbl. f Psychoanalyse, I, 3:

«On trouve dans le Marchand de Venise, de Shakespeare (troisième acte, scène II), un cas de lapsus très finement motivé au point de vue poétique et d'une brillante mise en valeur au point de vue technique; comme l'exemple relevé par Freud dans Wallenstein, il prouve que les poètes connaissent bien le mécanisme et le sens de cet acte manqué et supposent chez l'auditeur sa compréhension. Contrainte par son père à choisir un époux par le tirage au sort, Portia a réussi jusqu'ici à échapper par un heureux hasard à tous les prétendants qui ne lui agréaient pas. Ayant enfin trouvé en Bassanio celui qui lui plaît, elle doit craindre qu'il ne tire lui aussi le mauvais lot. Elle voudrait donc lui dire que même alors il pourrait être sûr de son amour, mais le vœu qu'elle a fait l'empêche de le lui faire savoir. Alors qu'elle est en proie à cette lutte intérieure, le poète lui fait dire au prétendant qui lui est cher.

«Je vous en prie: restez; demeurez un jour ou deux, avant de vous en rapporter au hasard, car si votre choix est mauvais, je perdrai votre société. Attendez donc. Quelque chose me dit (mais ce n'est pas l'amour) que j'aurais du regret à vous perdre… Je pourrais vous guider, de façon à vous apprendre à bien choisir, mais je serais parjure, et je ne le voudrais pas. Et c'est ainsi que vous pourriez ne pas m'avoir; et alors vous me feriez regretter de ne pas avoir commis le péché d'être parjure. Oh, ces yeux qui m'ont troublée et partagée en deux moitiés: l'une qui vous appartient, l'autre qui est à vous… qui est à moi, voulais-je dire. Mais si elle m'appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m'avez tout entière.»

«Cette chose, à laquelle elle aurait voulu seulement faire une légère allusion, parce qu'au fond elle aurait dû la taire, à savoir qu'avant même le choix elle était à lui tout entière et l'aimait, l'auteur, avec une admirable finesse psychologique, la laisse se révéler dans le lapsus et sait par cet artifice calmer l'intolérable incertitude de l'amant, ainsi que l'angoisse également intense des spectateurs quant à l'issue du choix.»

Étant donné l'intérêt que présente cette adhésion de grands poètes à notre manière d'envisager le lapsus, je crois opportun de citer, d'après M. E. Jones [38], un troisième exemple de ce genre:

«Dans un article récemment publié, Otto Rank [39] attire l'attention sur un joli exemple dans lequel Shakespeare fait commettre à un de ses personnages, Portia, un lapsus par lequel elle révèle sa pensée secrète à un auditeur attentif. Je me propose de rapporter un exemple analogue, emprunté à l'un des chefs-d'œuvre du romancier anglais George Meredith, intitulé The Egoist. Voici, brièvement résumée, l'action du roman: Sir Willoughby Patterne, un aristocrate très admiré par ses pairs, devient le fiancé d'une Miss Konstantia Durham. Elle découvre chez lui un égoïsme extraordinaire qu'il a cependant toujours réussi à dissimuler devant le monde et, pour échapper au mariage, elle se sauve avec un capitaine nommé Oxford. Quelques années plus tard, le même aristocrate devient le fiancé de Miss Klara Middleton. La plus grande partie du livre est consacrée à la description détaillée du conflit qui surgit dans l'âme de Miss Klara Middleton, lorsqu'elle découvre dans le caractère de son fiancé le même trait dominant. Des circonstances extérieures et le sentiment d'honneur l'enchaînent à la parole donnée, alors que le fiancé lui inspire un mépris de plus en plus profond. Elle se confie en partie à Vernon Whitford (qu'elle finira d'ailleurs par épouser), cousin et secrétaire de son fiancé. Mais celui-ci, par loyauté à l'égard de Patterne et pour d'autres raisons, se tient sur la réserve.

«Dans un monologue où elle parle de ses chagrins, Klara s'exprime ainsi: «Si un homme noble pouvait me voir telle que je suis et ne pas dédaigner de me venir en aide! Oh! m'évader de cette prison pleine d'épines et de broussailles! Je suis impuissante à me frayer le chemin toute seule. Je suis une lâche. Je crois qu'un simple signe du doigt suffirait à me changer. Je pourrais m'échapper vers un camarade, les chairs ensanglantées, poursuivie par le mépris et des cris de réprobation… Konstantia a rencontré un soldat. Elle a peut-être prié, et sa prière a été exaucée. Elle n'a pas bien fait. Oh, mais combien je l'aime pour ce qu'elle a fait! Son nom était Harry Oxford… Elle n'a pas hésité, elle a fait sauter les chaînes, elle est allée ouvertement vers l'autre. Courageuse jeune fille, que doistu penser de moi? C'est que moi, je n'ai pas un Harry Whitford, je suis seule.»

«La soudaine révélation qu'elle a prononcé le nom Whitford, à la place de celui d'Oxford, a été pour elle un coup terrible et a fait monter tout son sang au visage.

«Il est évident que la terminaison ford , commune aux deux noms, a dû faciliter la confusion et fournir à beaucoup une explication suffisante du lapsus. Mais le poète nous en fait voir la vraie raison, la raison profonde.

«Le même lapsus se reproduit dans un autre passage. Il est suivi de cette perplexité spontanée, de ce changement brusque du sujet que la psychanalyse et les travaux de Jung sur les associations nous ont fait connaître et qui ne se produisent que lors de l'intervention d'un complexe demi-conscient. En parlant de Whitford, Patterne dit sur un ton protecteur: «Fausse alerte! Le brave vieux Vernon est tout à fait incapable de faire quelque chose d'extraordinaire.» Et Klara de répondre: «Mais si Oxford…Whitford… voyez donc vos cygnes qui traversent le lac. Comme ils sont beaux, lorsqu'ils sont en colère! Que voulais-je donc vous demander? Ah, oui: ne croyez-vous pas que ce soit décourageant pour un homme de voir que1qu'un être l'objet d'une admiration universelle et visible?» Ce fut pour Willoughby une révélation subite, et il se leva plein de morgue.

«Dans un autre passage encore Klara trahit par un autre lapsus son secret désir d'union intime avec Vernon Whitford. Parlant à un jeune garçon, elle dit: «dis ce soir à Mr Vernon… dis ce soir à Mr Whitford… etc. [40]».

La manière de considérer le lapsus que nous préconisons ici, résiste à toutes les épreuves et trouve sa confirmation même dans les cas les plus insignifiants. J'ai eu plus d'une fois l'occasion de montrer que les erreurs de langage, même les plus naturelles en apparence, ont un sens et se prêtent à la même explication que les cas les plus frappants. Une malade qui, contrairement à mon avis, veut de sa propre initiative entreprendre une brève excursion à Budapest, cherche à se justifier devant moi, en me disant qu'elle ne part que pour trois jours, mais commet un lapsus et dit: «que pour trois semaines.» Elle me montre ainsi qu'en dépit de mes objections elle aime mieux rester trois semaines que trois jours dans une société qui, à mon avis, ne lui convient pas. – Je veux m'excuser un soir de n'être pas venu chercher ma femme au théâtre. Je dis: «J'étais devant le théâtre à dix heures dix.» On me corrige:«tu voulais dire à dix heures moins dix.» Il est évident que c'est là ce que je voulais dire, car si j'étais venu à dix heures dix, je n'aurais pas d'excuse. On m'avait bien dit que la fin de la représentation était annoncée pour avant dix heures. Lorsque je suis arrivé devant le théâtre, les lumières du vestibule étaient éteintes, et il n'y avait plus personne. l'a représentation s'était terminée plus tôt, et ma femme était partie sans m'attendre. En regardant ma montre, j'avais constaté qu'il était dix heures moins cinq. Mais je me suis proposé de présenter à la maison mon cas sous un aspect plus favorable et de dire qu'il était dix heures moins dix. Le lapsus a malheureusement neutralisé mon intention et révélé mon petit mensonge, en me faisant avancer une faute plus grave que celle dont j'étais réellement coupable.

De ces troubles de la parole, on passe à d'autres qui ne peuvent plus être décrits comme de simples lapsus, parce que, tels le bredouillement et le bégaiement, ils portent non sur tel mot isolé, mais sur le rythme et le mode de prononciation du discours tout entier. Mais dans les cas de cette catégorie, comme dans ceux de la première, c'est le conflit intérieur qui nous est révélé par le trouble de la parole. Je ne crois vraiment pas que quelqu'un puisse commettre un lapsus au cours d'une audience auprès de Sa Majesté, dans une sérieuse déclaration d'amour ou lorsqu'il s'agit de défendre devant les jurés son honneur et son nom, bref dans tous les cas où, comme on le dit avec juste raison, on est tout entier à ce qu'on fait et dit. Nous devons (et nous avons l'habitude de le faire) introduire, jusque dans l'appréciation du style dont se sert un auteur, le principe d'explication qui nous est indispensable, lorsque nous voulons remonter aux causes d'un lapsus isolé. Une manière d'écrire claire et franche montre que l'auteur est d'accord avec lui-même, et toutes les fois où nous rencontrons un mode d'expression contraint, sinueux, fuyant, nous pouvons dire, sans risque de nous tromper, que nous nous trouvons en présence d'idées compliquées, manquant de clarté, exposées sans assurance, comme avec une arrière-pensée critique [41].

Depuis la première publication de ce livre, des amis et collègues étrangers ont commencé à prêter attention aux lapsus qu'ils pouvaient observer dans leurs pays respectifs. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, ils ont découvert que les lois du lapsus sont les mêmes dans toutes les langues. Aussi ont-ils pu recourir avec succès aux mêmes interprétations que celles dont j'ai usé moi-même dans mes propres exemples. Je ne citerai ici qu'un exemple entre mille:

«Le Dr A. A. Brill (de New York) raconte: «A friend described to me a nervous patient and wished to know whether I could remove benefit him. I remarked, I believe that in time I could remove all his symptoms by psych analysis because it is a durable case wishing to say «curable!» «(A contribution to the Psychopathology of Everyday Life», in Psychotherapy, vol. III, N 1, 1909).

Pour conclure, je vais ajouter pour les lecteurs qui ne craignent pas un effort et sont quelque peu familiarisés avec la psychanalyse, un exemple qui montre jusqu'à quelles profondeurs de l'âme peut conduire l'analyse d'un lapsus.

L. Jekels (Internat. Zeitschr. f. Psychoanalyse, I, 1913):

«Le 11 décembre une dame de nos amies m'interpelle en polonais sur un ton quelque peu provoquant et insolent: «Pourquoi ai-je dit aujourd'hui que j'avais douze doigts?»

«Elle reproduit, sur mon invitation, la scène au cours de laquelle elle a fait cette observation. Elle se disposait à sortir, pour faire une visite, avec sa fille, une démente précoce en état de rémission, à laquelle elle ordonne de changer de blouse, ce que celle-ci fait dans une pièce voisine. Lorsqu'elle vient rejoindre sa mère, elle la trouve occupée à se nettoyer les ongles. Et le dialogue suivant se déroule:

La fille. – Tu vois bien: je suis déjà prête, et toi, tu ne l'es pas encore.

La mère. – C'est que tu n'as qu'une blouse et moi, j'ai douze ongles.

La fille. – Comment?

La mère (impatiente). – Mais naturellement, puisque j'ai douze doigts.

«À un collègue qui assiste à ce récit et qui lui demande quelle idée éveille en elle le nombre douze, elle répond aussi promptement que résolument: «Le nombre douze ne constitue pas pour moi une date (significative).»

«Doigts éveillent, après une légère hésitation, cette association: «Dans la famille de mon mari, on a six orteils aux pieds. Dès que nos enfants venaient au monde, on s'empressait de s'assurer s'ils n'avaient pas six orteils.» Pour des raisons extérieures, l'analyse n'a pas été poussée plus loin ce soir-là.

«Le lendemain matin, 12 décembre, la dame revient me voir et me dit, visiblement émue: «Imaginez-vous ce qui m'est arrivé: c'est aujourd'hui l'anniversaire de l'oncle de mon mari; depuis 20 ans, je ne manque pas de lui écrire la veille, 11 décembre, pour lui adresser mes vœux; cette fois j'ai oublié de le faire, ce qui m'a obligé à envoyer un télégramme.»

«Je me rappelle et je rappelle à la dame avec quelle assurance elle a répondu la veille à mon collègue que le «douze» ne constituait pas pour elle une date significative, alors que sa question était de nature à lui rappeler le jour de l'anniversaire de l'oncle.

«Elle avoue alors que cet oncle de son mari est un oncle à héritage, qu'elle a toujours compté sur cet héritage, mais qu'elle y songe plus particulièrement dans sa situation actuelle, très gênée au point de vue financier.

«C'est ainsi qu'elle a tout de suite pensé à son oncle et à sa mort, lorsqu'une de ses amies lui a prédit, il y a quelques jours, d'après les cartes, qu'elle aurait bientôt beaucoup d'argent. L'idée lui vint aussitôt que l'oncle était le seul de qui elle et ses enfants pouvaient recevoir de l'argent; et elle se rappela instantanément au cours de cette scène que déjà la femme de cet oncle avait promis de laisser quelque chose à ses enfants; mais elle était morte, sans laisser de testament, et il était possible qu'elle ait chargé son mari de faire le nécessaire.

«Son désir de voir l'oncle mourir devait être intense puisqu'elle dit à l'amie qui lui tirait les cartes: «Vous êtes capable de pousser les gens au meurtre.»

«Pendant les quatre ou cinq jours qui se sont écoulés entre la prédiction et l'anniversaire de l'oncle, elle a cherché dans les journaux de la ville où réside ce dernier, un avis faisant part de son décès.

«Rien d'étonnant qu'en présence de cet intense désir de mort, le fait et la date de l'anniversaire de l'oncle aient subi un refoulement tellement fort que la dame a non seulement oublié un geste qu'elle accomplissait régulièrement depuis des années, mais que son souvenir n'a pas été réveillé par la question de mon collègue.

«Le douze refoulé s'est frayé la voie à la faveur du lapsus «douze doigts» et a ainsi contribué à déterminer l'acte manqué.

«Je dis contribué, car la bizarre association évoquée par le mot «doigt» nous laisse soupçonner d'autres motifs encore; elle nous explique aussi pourquoi le chiffre douze était venu fausser la phrase si inoffensive dans laquelle il devait être question de dix doigts.
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