9. Actes symptomatiques et accidentels (1)

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9. Actes symptomatiques et accidentels

Les actes que nous venons de décrire et dans lesquels nous avons reconnu la réalisation d'une intention inconsciente, se présentaient comme des formes troublées d'autres actes intentionnels et se dissimulaient sous le masque de la maladresse. Les actes accidentels, dont il sera question dans ce chapitre, ne se distinguent des méprises que par le fait qu'ils ne recherchent pas l'appui d'une intention consciente et n'ont pas besoin d'un prétexte. Ils se produisent pour eux-mêmes et sont admis, car on ne leur soupçonne ni but ni intention. On les accomplit, «sans penser à rien à leur propos», «d'une façon purement accidentelle», «comme si l'on voulait seulement occuper ses mains», et l'on considère que cette explication doit mettre fin à tout examen ultérieur quant à la signification de l'acte. Pour pouvoir bénéficier de cette situation exceptionnelle, les actes en question, qui n'invoquent pas l'excuse de la maladresse, doivent remplir certaines conditions déterminées: ils ne doivent pas être étranges et leurs effets doivent être insignifiants.

J'ai réuni un grand nombre de ces actes accidentels, accomplis par d'autres et par moi-même et, après avoir soumis chaque cas à un examen approfondi, j'ai cru pouvoir conclure que ces actes méritent plutôt le nom de symptomatiques. Ils expriment quelque chose que l'auteur de l'acte lui-même ne soupçonne pas et qu'il a généralement l'intention de garder pour lui, au lieu d'en faire part aux autres.

La moisson la plus abondante de ces actes accidentels ou symptomatiques nous est d'ailleurs fournie par les résultats du traitement psychanalytique des névroses. Je ne puis résister à la tentation de montrer, sur deux exemples provenant de cette source, jusqu'à quel degré et avec quelle finesse ces incidents peu apparents sont déterminés par des idées inconscientes. La limite qui sépare les actes symptomatiques des méprises est si peu tranchée que j'aurais pu tout aussi bien citer ces exemples dans le chapitre précédent.

a) Au cours d'une séance de psychanalyse, une jeune femme fait part de cette idée qui lui vient à l'esprit: la veille en se coupant les ongles, «elle a entamé la chair alors qu'elle était occupée à enlever la petite peau de la matrice de l'ongle». Ce détail est si peu intéressant qu'on peut se demander pourquoi la malade s'en est souvenue et en a fait part; on soupçonne en conséquence qu'il s'agit d'un acte symptomatique. C'est à l'annulaire qu'est arrivé ce petit malheur, l'annulaire auquel on porte l'alliance. Le jour de l'accident était, en outre, le jour anniversaire de son mariage, ce qui confère à la petite blessure un sens tout à fait net et facile à découvrir. Elle raconte, en outre, un rêve se rapportant à la maladresse de son mari et à sa propre anesthésie sexuelle. Mais pourquoi s'est-elle blessée à l'annulaire gauche, alors que c'est sur l'annulaire droit qu'on porte l'alliance? Son mari est avocat, «docteur en droit [81]» et étant jeune fille elle avait une secrète inclination pour un médecin «(docteur en gauche», disait-elle, en plaisantant). Un mariage de la main gauche avait aussi sa signification déterminée.

b) Une jeune femme non mariée raconte: «Hier j'ai déchiré par hasard en deux un billet de banque de 100 florins et j'en ai donné une moitié à une dame qui était en visite chez moi. Aurais-je commis, moi aussi, un acte symptomatique?» Une analyse un peu poussée révèle les détails suivants: Cette femme consacre une partie de son temps et de sa fortune à des œuvres de charité. En commun avec une autre dame, elle assure l'éducation d'un orphelin. Les 100 florins lui ont été envoyés précisément par cette autre dame. Ayant reçu le billet, elle l'a mis dans une enveloppe et déposé provisoirement sur son bureau.

La dame qu'elle avait en visite était une personne notable, s'occupant d'une autre oeuvre de charité. Elle était venue chercher une liste de personnes auxquelles elle puisse demander une contribution pour son œuvre. Ne trouvant pas de papier pour écrire les noms, ma patiente prit l'enveloppe qui était sur son bureau et la déchira en deux, sans penser à son contenu: elle voulait, en effet, garder pour elle un duplicata de la liste qu'elle allait donner à sa visiteuse. Qu'on remarque bien le caractère inoffensif de cet acte inutile. On sait qu'un billet de cent florins ne perd rien de sa valeur, lorsqu'il est déchiré, dès l'instant où il est possible de le reconstituer avec les fragments. Or, étant donné l'importance de l'usage auquel allait servir le morceau de papier, il était certain que la dame le garderait, et il était non moins certain que dès qu'elle se serait aperçue de son précieux contenu, elle s'empresserait de le renvoyer à sa propriétaire.

Mais quelle pensée inconsciente pouvait bien exprimer cet acte accidentel, facilité par un oubli? La dame en visite était un partisan résolu de notre méthode de traitement. C'est elle qui avait conseillé à ma malade de s'adresser à moi et, si je ne me trompe, cette malade lui était très reconnaissante de ce conseil. Le demi-billet de cent florins représenterait-il les honoraires pour cette aimable intervention? Ce serait bien étonnant.

Mais voici d'autres détails. La veille, une intermédiaire d'un autre genre, que ma malade avait rencontrée chez une parente, lui avait demandé si elle ne serait pas disposée à faire la connaissance d'un certain monsieur; et, quelques heures avant l'arrivée de la dame, ma malade avait reçu une lettre dans laquelle ce même monsieur demandait sa main, ce qui l'avait beaucoup amusée. Lorsque la dame eut préludé à la conversation, en demandant à ma malade des nouvelles de sa santé, celle-ci a pu penser: «Tu m'as bien indiqué le médecin qu'il me fallait; mais je te serais encore plus reconnaissante, si tu pouvais m'aider à trouver le mari qu'il me faut» (et en pensant au mari, elle pensait certainement aussi à un enfant). Partant de cette idée refoulée, elle a fondu ensemble les deux intermédiaires et a tendu à la visiteuse les honoraires que dans son imagination elle était disposée à offrir à l'autre. Ce qui rend cette explication tout à fait vraisemblable, c'est que pas plus tard que la veille au soir je l'avais entretenue des actes accidentels et symptomatiques. Elle profita de la première occasion pour produire quelque chose d'analogue.

On peut subdiviser les actes symptomatiques et accidentels très fréquents, en les classant dans diverses catégories, selon qu'ils sont habituels, se produisent généralement dans certaines conditions, ou sont isolés. Les premiers (habitude de jouer avec sa chaîne de montre, de se tirailler la barbe, etc.), qui peuvent presque servir à caractériser les personnes qui les accomplissent, se confondent avec les innombrables tics et doivent être traités avec ces derniers. Je range dans le deuxième groupe les mouvements qu'on accomplit avec la canne qu'on a à la main, le griffonage avec le crayon qu'on tient entre les doigts, le pétrissage de mie de pain et autres substances plastiques; font partie du même groupe les gens qui ont l'habitude de faire sonner la monnaie qu'ils ont dans leur poche, de tirer sur leurs habits, etc. À toutes ces occupations, qui apparaissent comme des jeux, le traitement psychique découvre un sens et une signification auxquels est refusé un autre mode d'expression. Généralement, la personne intéressée ne se doute ni de ce qu'elle fait, ni des modifications qu'elle fait subir à ses gestes habituels; elle reste sourde et aveugle aux effets produits par ces gestes. Elle n'entend, par exemple, par le bruit qu'elle produit en faisant remuer les pièces de monnaie qu'elle a dans sa poche et elle prend un air étonné et incrédule, lorsqu'on attire son attention sur ce détail. De même, toutes les manipulations que certaines personnes, sans s'en apercevoir, infligent à leurs habits, ont une signification et méritent de retenir l'attention du médecin. Tout changement dans la mise ordinaire, toute négligence, comme, par exemple, un bouton mal ajusté, toute velléité de laisser telle ou telle partie du corps découverte – tout cela signifie quelque chose que le porteur des habits ne veut pas dire directement et dont le plus souvent il ne se doute même pas. L'interprétation de ces petits actes accidentels, ainsi que les preuves à l'appui de cette interprétation, se dégagent chaque fois, avec une certitude suffisante, au cours de la séance, des circonstances dans lesquelles l'acte s'est produit, de la conversation qu'on vient d'avoir avec la personne, ainsi que des idées qui lui viennent à l'esprit, lorsqu'on attire son attention sur le caractère, en apparence seulement accidentel, de l'acte. Étant donné cependant que, dans ce que je viens de dire, j'avais principalement en vue des personnes anormales, je renonce à citer à l'appui de mes affirmations des exemples confirmés par l'analyse; mais si je mentionne toutes ces choses, c'est parce que je suis convaincu que les actes qui nous occupent possèdent chez l'homme normal la même signification que chez les anormaux.

Je citerai un seul exemple, fait pour montrer à quel point un acte symbolique, devenu une habitude, peut se rattacher à ce qu'il y a de plus intime et de plus important dans la vie [82].

«D'après ce que nous a enseigné le professeur Freud, le symbolisme joue dans la vie infantile de l'homme un rôle beaucoup plus important qu'on ne le croyait, d'après les expériences psychanalytiques les plus anciennes. Sous ce rapport, il n'est pas sans intérêt de rapporter l'analyse suivante, surtout à cause des perspectives médicales qu'elle laisse entrevoir.

«En installant son mobilier dans un nouvel appartement, un médecin retrouve un stéthoscope «simple» en bois. Après avoir cherché pendant un instant la place où il va le déposer, il se sent comme poussé à le placer sur son bureau, entre son propre siège et celui sur lequel il a l'habitude de faire asseoir ses malades. Cet acte était quelque peu bizarre, pour deux raisons. En premier lieu, ce médecin (qui est neurologue) se sert rarement du stéthoscope, et dans les rares cas où il a besoin de cet appareil, il se sert d'un stéthoscope double (pour les deux oreilles). En second lieu, il gardait tous ses appareils et instruments médicaux dans des tiroirs; celui-ci s'est donc vu accorder un traitement de faveur. Quelques jours après, il ne pensait plus à la chose, lorsqu'une malade, venue en consultation et qui n'avait jamais vu un stéthoscope «simple», lui demanda ce que c'était. Ayant reçu l'explication, elle demanda encore pourquoi l'instrument était posé là et non pas ailleurs; à quoi le médecin répondit assez vivement que cette place en valait bien une autre. Ces questions ne l'en frappèrent pas moins, et il commença à se demander si son acte ne lui avait pas été dicté par des motifs inconscients. Familiarisé avec la méthode psychanalytique, il résolut de tirer la chose au clair.

«Il se rappela tout d'abord qu'alors qu'il était étudiant en médecine il avait un chef de service qui avait l'habitude, pendant ses visites dans les salles d'hôpital, de tenir à la main un stéthoscope simple dont il ne se servait jamais. Il admirait beaucoup ce médecin et lui était très dévoué. Plus tard, étant devenu lui-même médecin des hôpitaux, il avait pris la même habitude et se serait senti mal à l'aise si, par mégarde, il était sorti de chez lui sans balancer l'instrument à la main. Ce qui prouvait cependant l'inutilité de cette habitude, ce n'était pas seulement le fait que le seul stéthoscope dont il se servait réellement était un stéthoscope double qu'il portait dans sa poche, mais aussi cette particularité qu'il avait conservé son habitude, après avoir été nommé dans un service de chirurgie où le stéthoscope n'était d'aucune utilité. La signification de ces observations apparaît, si nous admettons la nature phallique de cet acte symbolique.

«Un autre fait dont il retrouva le souvenir était le suivant: jeune garçon, il avait été frappé par l'habitude du médecin de famille de garder son stéthoscope simple à l'intérieur de son chapeau. Il trouvait intéressant que le médecin ait toujours eu à sa portée son principal instrument, lorsqu'il allait voir des malades, et qu'il lui ait suffi d'enlever son chapeau (c'est-à-dire une partie de ses vêtements), pour l'en retirer. Jeune enfant, il avait beaucoup de sympathie pour ce médecin; et en s'analysant récemment, il se rappela qu'à l'âge de trois ans et demi il eut deux phantasmes au sujet de la naissance de sa plus jeune sœur – premièrement, qu'elle était née de lui-même et de sa mère, deuxièmement, de lui-même et du docteur. Dans ces phantasmes, il jouait aussi bien le rôle féminin que le rôle masculin. Il se rappela ensuite avoir été, à l'âge de six ans, examiné par ce même médecin, et il se souvenait nettement de la sensation voluptueuse qu'il avait éprouvée à sentir la tête du docteur appuyée sur sa poitrine par l'intermédiaire du stéthoscope, ainsi que le va-et-vient rythmique de ses mouvements respiratoires. À l'âge de trois ans il eut une maladie chronique des bronches qui nécessita des examens répétés, dont il ne se souvient d'ailleurs pas.

«À l'âge de huit ans, il fut fortement impressionné, en entendant un de ses camarades raconter que le médecin avait l'habitude de se mettre au lit avec ses patientes. Ce récit avait un fond de vérité, car le médecin en question jouissait de la sympathie de toutes les femmes du quartier (et de sa mère aussi). L'analysé lui-même avait éprouvé plus d'une fois le désir sexuel en présence de certaines de ses patientes; il en avait successivement aimé deux et avait fini par épouser une cliente. Il est à peu près certain que c'est son identification inconsciente avec le médecin qui le poussa à choisir la carrière médicale. Il résulte d'analyses faites sur d'autres médecins que telle est en effet la raison la plus fréquente (bien qu'il soit difficile de préciser cette fréquence) du choix de cette carrière. Dans le cas précis, il put y avoir deux moments décisifs: en premier lieu, la supériorité, qui s'est manifestée dans plusieurs occasions, du médecin sur le père, dont le fils était très jaloux; et en second lieu le fait que le médecin savait des choses défendues et avait de nombreuses occasions de satisfaction sexuelle.

«L'analysé retrouve ensuite le souvenir d'un rêve (qui a été publié ailleurs [83] de nature nettement homosexuelle et masochiste, dans lequel un homme, qui n'est qu'un avatar du médecin, menaçait le rêveur d'un glaive. Cela lui rappela une histoire qu'il avait lue dans le Chant des Niebelangen et où il est question d'une épée que Sigurd aurait placée entre lui et Brunhilde endormie. La même histoire figure dans la légende d'Arthur que notre homme connaît également.

«Le sens de l'acte symptomatique devient ainsi compréhensible. Le médecin avait placé son stéthoscope entre lui et ses patientes, tout comme Sigurd avait placé son épée entre lui et la femme à laquelle il ne devait pas toucher. C'était un acte de compromis qui devait servir à deux fins: éveiller, en présence d'une patiente séduisante, son désir refoulé d'avoir avec elle des rapports sexuels et lui rappeler en même temps que ce désir ne pouvait être satisfait. Il s'agissait, pour ainsi dire, d'un charme contre- les assauts de la tentation.

«J'ajouterai encore que le garçon a été fortement impressionné par ces vers du Richelieu de Lord Lytton

Beneath the rule of men entirely great

The pen is mightier than the sword [84].

qu'il est devenu un écrivain fécond et qu'il se sert d'un stylo extraordinairement grand. Comme je lui demandais: «Quel besoin avez-vous d'un porte-plume pareil?», il répondit: «J'ai tant de choses à exprimer.»

«Cette analyse montre une fois de plus quelles profondeurs de la vie psychique nous révèlent les actes soidisant «inoffensifs, dépourvus de sens» et à quelle période précoce de la vie commence à se développer la tendance à la symbolisation».


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