8. Méprises et maladresses (1)

[1] [2] [3]

8. Méprises et maladresses

Au travail, déjà mentionné, de Meringer et Mayer j'emprunte encore le passage suivant (p. 98):

«Les lapsus de la parole ne sont pas des phénomènes isolés. Ils correspondent aux erreurs auxquelles sont sujettes les autres activités des hommes et qui sont connues sous la dénomination absurde d'oublis.»

Je ne suis donc pas le premier à avoir attribué un sens et une intention aux petits troubles fonctionnels de la vie quotidienne [72].

Si les erreurs que nous commettons lorsque nous nous servons du langage, qui est une fonction motrice, admettent une telle conception, rien ne s'oppose à ce que nous étendions celle-ci aux erreurs dont nous nous rendons coupables en exécutant les autres fonctions motrices. Je divise ces dernières erreurs en deux groupes: le premier comprend les cas où l'effet manqué semble constituer l'élément essentiel; ce sont, pour ainsi dire, des cas de nonconformité à l'intention, donc des cas de méprises; dans le second groupe, je range les cas où l'action tout entière apparaît absurde, semble ne répondre à aucun butactions symptomatiques et accidentelles. La séparation entre ces deux groupes n'est d'ailleurs pas nettement tranchée, et nous aurons l'occasion de nous convaincre, au cours de notre exposé, que toutes les divisions que nous adoptons n'ont qu'une valeur descriptive et sont en contradiction avec l'unité interne des phénomènes qui nous intéressent.

Nous ne gagnons rien, au point de vue de la compréhension psychologique de la «méprise», en la concevant comme une ataxie, et plus spécialement comme une «ataxie corticale». Essayons plutôt de ramener chacun des cas dont nous aurons à nous occuper aux conditions dans lesquelles il s'est produit. J'aurai de nouveau l'occasion d'utiliser à cet effet des observations que j'ai faites sur moi-même et qui, je tiens à le dire tout de suite, ne sont pas très nombreuses.

a) Autrefois, alors que je faisais plus souvent qu'aujourd'hui des visites à domicile, il m'arrivait fréquemment, une fois devant la porte à laquelle je devais sonner ou frapper, de tirer de ma poche la clef qui me servait à ouvrir la porte de mon propre domicile, pour, aussitôt, la remettre presque honteusement. En m'observant bien, j'ai fini par constater que cet acte manqué, consistant à sortir ma clef devant la porte du domicile d'un autre, signifiait un hommage à la maison dans laquelle je me rendais. C'était comme si j'avais voulu dire: «ici je suis comme chez moi», car la méprise ne se produisait que devant des maisons où j'avais des malades pour lesquels j'étais toujours le bienvenu. (Il va sans dire que je ne commettais jamais la méprise inverse, consistant à sonner à la porte de mon propre domicile.)

Mon acte manqué était donc la représentation symbolique d'une idée qui n'était pas faite pour être prise au sérieux par ma conscience, car en réalité le neurologue sait fort bien que le malade ne lui reste attaché qu'aussi longtemps qu'il attend de lui un avantage et que la chaude sympathie que le médecin lui-même témoigne au malade constitue le plus souvent un moyen psychique faisant partie du traitement en général.

De nombreuses observations faites par d'autres personnes sur elles-mêmes montrent que l'erreur dans laquelle les clefs jouent un rôle important ne m'est pas particulière.

Dans ses «Contributions à la psychopathologie de la vie quotidienne» (Arch. de Psychol., VI, 1906), M. A. Maeder décrit des expériences presque identiques aux miennes: «Il est arrivé à chacun de sortir son trousseau, en arrivant à la porte d'un ami particulièrement cher, de se surprendre, pour ainsi dire, en train d'ouvrir avec sa clef comme chez soi. C'est un retard, puisqu'il faut sonner malgré tout, mais c'est une preuve qu'on se sent – ou qu'on voudrait se sentir – comme chez soi, auprès de cet ami.»

E. Jones (1.c. , p. 509): «L'usage de clefs est une source féconde d'accidents de ce genre dont je citerai deux exemples. Lorsque je suis obligé d'interrompre un travail absorbant, pour me rendre à l'hôpital en vue de quelque besogne machinale, je me surprends facilement en train de vouloir ouvrir la porte de mon laboratoire avec la clef du bureau que j'ai à la maison, bien que les deux clefs ne se ressemblent nullement. Par cette erreur je témoigne, malgré moi, que j'aimerais mieux être chez moi qu'à l'hôpital.» – «Il y a quelques années, j'occupais une situation subordonnée dans une institution dont la porte était toujours fermée à clef, de sorte qu'il fallait sonner pour se faire ouvrir. À plusieurs reprises, je m'étais surpris en train de vouloir ouvrir cette porte avec la clef de mon propre domicile. Chacun des membres titulaires de cette institution (et c'était la qualité à laquelle j'aspirais moi-même à cette époque-là) était muni d'une clef avec laquelle il pouvait ouvrir lui-même la porte, sans être obligé d'attendre. Ma méprise n'était ainsi que l'expression de mon désir d'arriver à la même situation et d'être ici comme chez moi.»

Hanns Sachs (de Vienne) raconte de même: «Je porte toujours sur moi deux clefs, dont l'une ouvre la porte de mon bureau, l'autre celle de mon domicile particulier. Elles ne sont pas précisément faciles à confondre, étant donné que la clef du bureau est au moins trois fois plus grande que celle de mon domicile. En outre, je porte toujours la première dans la poche de mon pantalon, l'autre dans celle de mon veston. Malgré cela, il m'est souvent arrivé de constater, lorsque je me trouvais devant l'une des deux portes, que j'avais préparé, en montant les escaliers, la clef ouvrant l'autre. Je me suis décidé à faire une observation statistique: comme je me trouvais tous les jours devant les deux portes dans une disposition psychique à peu près identique, j'en ai conclu que la confusion entre les deux clefs, si elle était déterminée par des mobiles psychiques, devrait être, elle aussi, soumise à une certaine régularité. Or, en poursuivant mes observations, j'ai constaté que je voulais régulièrement ouvrir la porte du bureau avec la clef de mon domicile, l'inverse ne s'étant produit qu'une seule fois: ce fut un jour, où rentrant chez moi fatigué, je savais que j'étais attendu par un visiteur; je fis alors la tentative d'ouvrir la porte de mon domicile avec la clef du bureau, trop grande pour la serrure.»

b) Depuis six ans, j'ai l'habitude de sonner deux fois par jour, à des heures fixes, à la porte d'une maison. Pendant ces six années, il m'est arrivé deux fois (à un bref intervalle) de monter un étage plus haut. Une fois, j'étais absorbé par un rêve ambitieux, dans lequel je me voyais «monter indéfiniment». Je n'ai pas entendu, lorsque j'ai mis les pieds sur les premières marches du troisième étage, s'ouvrir la porte de l'appartement du deuxième, qui était précisément celui où j'étais attendu. L'autre fois, il m'est également arrivé de dépasser mon but, parce que j'étais «plongé» dans mes idées. Lorsque, m'étant aperçu de mon erreur, j'ai rebroussé chemin et essayé de surprendre le rêve qui m'absorbait, j'ai constaté que j'étais en colère contre un critique (imaginaire) de mes ouvrages qui me reprochait soi-disant d'aller «trop loin», de vouloir «voler trop haut [73]».

c) Sur mon bureau se trouvent déposés, toujours à la même place depuis des années et l'un à côté de l'autre, un marteau à réflexes et un diapason. Un jour je devais prendre, aussitôt la consultation terminée, un train de banlieue; très pressé de sortir, afin de ne pas manquer mon train, je glisse dans la poche de mon pardessus le diapason, à la place du marteau que je voulais emporter. Mis en éveil par le poids, je m'aperçois immédiatement de mon erreur. Celui qui n'a pas l'habitude de réfléchir sur les petits incidents de ce genre, dira sans doute que la hâte avec laquelle je faisais mes préparatifs explique et excuse mon erreur. Quant à moi, j'ai vu dans cette confusion entre le diapason et le marteau un problème que je me suis appliqué à résoudre. Ma précipitation était une raison tout à fait suffisante pour m'épargner mon erreur et, avec elle, une perte de temps.

Quel est donc celui qui s'est le dernier saisi du diapason? Telle est la première question que je me pose. Ce fut, il y a quelques jours, un enfant idiot, dont j'examinais l'attention aux impressions sensorielles et qui fut tellement captivé par le diapason que je ne pus que difficilement le lui arracher des mains. S'ensuivrait-il que je sois, moi aussi, un idiot? Il semblerait, car la première idée qui me vient à l'esprit à propos de «marteau» (Hammer) est: Chamer «( âne» en hébreu).

Mais que signifie cette injure? Examinons un peu la situation. Je suis pressé d'aller voir une malade habitant la 'banlieue ouest et qui, d'après ce qui m'a été communiqué par lettre, a fait, il y a quelques mois, une chute de son balcon et se trouve depuis lors dans l'impossibilité de marcher. Le médecin qui m'appelle en consultation m'écrit qu'il hésite, en ce qui concerne le diagnostic, entre une lésion médullaire et une névrose traumatique (hystérie). Je suis donc invité à trancher la question. C'est le moment de se rappeler qu'il faut être très circonspect dans les cas de diagnostic difficile. De plus, les médecins ne manquent pas qui pensent qu'on pose trop à la légère le diagnostic d'hystérie là où il s'agit de choses bien plus sérieuses. Mais l'injure n'est toujours pas justifiée! Or, il se trouve que la petite station de chemin de fer où je dois descendre est la même que celle où je suis descendu il y a quelques années, pour aller voir un jeune homme qui, à la suite d'une émotion, avait présenté certains troubles ambulatoires. J'avais posé le diagnostic d'hystérie et soumis le malade au traitement psychique; mais je ne tardai pas à me rendre compte que si mon diagnostic n'était pas tout à fait inexact, il n'était pas non plus rigoureusement exact. Un grand nombre de symptômes de ce malade étaient de nature hystérique et n'ont pas tardé à disparaître sous l'influence du traitement. Mais derrière ces symptômes s'en sont révélés d'autres, réfractaires à mon traitement et qui ne pouvaient être rattachés qu'à une sclérose multiple. Ceux qui ont vu le malade après moi n' eurent aucune difficulté à reconnaître l'affection organique; j'aurais fait et jugé comme les médecins qui m'ont succédé; il n'en est pas moins vrai qu'il y avait là de ma part toutes les apparences d'une grave erreur; il va sans dire que la promesse de la guérison que j'ai cru devoir faire au malade n'a pu être tenue. La méprise qui m'a fait glisser dans la poche le diapason à la place du marteau pouvait donc recevoir la traduction suivante: «Imbécile, âne que tu es, fais bien attention cette fois et ne pose pas le diagnostic d'hystérie là où il s'agit d'une maladie incurable, comme cela t'est arrivé il y a quelques années dans la même localité chez ce pauvre homme!» Et heureusement pour ma petite analyse, mais malheureusement pour mon humeur, ce même homme, atteint de grave paralysie contractile, était venu à ma consultation quelques jours avant que j'aie vu l'enfant idiot, et le lendemain.

On le voit, cette fois c'est la voix de la critique à l'égard de soi-même qui s'exprime par la méprise. La méprise se prête d'ailleurs particulièrement bien à cet usage. La méprise actuelle en représente une autre, commise précédemment.

d) Il va sans dire que la méprise peut être utilisée par une foule d'autres intentions obscures. En voilà un premier exemple: il m'arrive rarement de casser quelque chose. Ce n'est pas que je sois particulièrement adroit, mais étant donnée l'intégrité de mon appareil neuromusculaire, il n'existe évidemment pas de raisons pour que j'exécute des mouvements maladroits ayant des effets non désirés. Je ne me rappelle donc pas avoir cassé ou brisé un objet quelconque dans ma maison. Vu l'exiguïté de mon cabinet de travail, j'ai souvent été obligé d'adopter les attitudes les plus incommodes pour manier les objets en terre glaise et en pierre dont je possède une petite collection, et ceux qui me regardaient faire ont souvent exprimé leurs craintes de voir un objet ou l'autre glisser de mes mains et se briser. Mais jamais pareil accident ne m'est arrivé. Pourquoi donc m'est-il arrivé un jour de laisser tomber à terre et se briser le couvercle en marbre de mon modeste encrier?

Mon encrier se compose d'une plaque de marbre creusée d'une cavité destinée à recevoir un godet en verre; il est surmonté d'un couvercle à bouton, également en marbre. Derrière cet encrier se trouve une guirlande de statuettes en bronze et de figures en terre cuite. Un jour je m'asseois devant ma table pour écrire, je fais, avec la main qui tient la plume, un mouvement extrêmement maladroit et large, et fais tomber à terre le couvercle qui était déposé à côté de l'encrier. L'explication n'est pas difficile à trouver. Quelques heures auparavant, ma sœur était entrée dans mon cabinet, pour voir quelques nouvelles acquisitions que j'avais faites. Elle les trouva très jolies et dit: «Maintenant ton bureau est très bien garni. Seul l'encrier ne va pas avec le reste. Il t'en faut un plus joli.» Je sors avec ma sœur pour l'accompagner et ne rentre qu'au bout de quelques heures. C'est alors, je crois, que j'ai exécuté J'encrier condamné. Aurais-je conclu des paroles de ma sœur qu'elle avait l'intention de m'offrir à la première occasion un nouvel encrier et, pour l'obliger à réaliser l'intention que je lui attribuais, me serais-je empressé de la mettre devant un fait accompli, en brisant l'ancien encrier qu'elle avait trouvé laid? S'il en est ainsi, mon mouvement brusque n'était maladroit qu'en apparence; en réalité, il était très adroit, très conforme au but, puisqu'il a su épargner tous les autres objets qui se trouvaient dans le voisinage.

Je crois que ce jugement s'applique à toute une série de mouvements en apparence maladroits. Il est vrai que ces mouvements apparaissent violents, brutaux, à la fois spasmodiques et ataxiques, mais ils sont dominés, guidés par une intention et atteignent leur but avec une certitude que beaucoup de nos mouvements conscients et voulus pourraient leur envier. Ces deux caractères, la violence et la certitude, leur sont d'ailleurs communs avec les manifestations motrices de la névrose hystérique et avec celles du somnambulisme, ce qui prouve qu'il s'agit dans tous les cas des mêmes modifications, encore inconnues, du processus d'innervation.

L'observation suivante de Mme Lou Andreas-Salomé montre fort bien qu'une «maladresse» tenace peut fort habilement servir des intentions inavouées: «À l'époque où le lait avait commencé à être une denrée rare et précieuse, il m'est arrivé, à mon grand effroi et à ma grande contrariété, de le laisser déborder, chaque fois que je le faisais bouillir. J'avais essayé de lutter contre ce fâcheux accident, mais ce fut en vain, bien que je ne sois généralement pas distraite et inattentive dans les circonstances ordinaires de la vie. Si encore cet accident avait commencé à se produire après la mort de mon beau terrier blanc que j'adorais (et qui s'appelait «Ami» – «Droujok» en russe -, nom qu'il méritait mieux que tant d'hommes)! Mais non, c'est précisément depuis sa mort que j'ai cessé de laisser le lait déborder. Ma première idée fut la suivante: «Le lait ne déborde plus; tant mieux, car ce qui s'en répandrait par terre ou sur la cuisinière ne trouverait plus maintenant aucun emploi.» Et en même temps je voyais mon «Ami», assis devant moi, tout yeux et oreilles, observant avec la plus grave attention toute la procédure, la tête penchée un peu obliquement et remuant le bout de sa queue, dans l'attente certaine du magnifique malheur qui allait se produire. Tout devint alors clair pour moi, et ceci entre autres: je l'avais aimé encore plus que je ne croyais.»

Au cours de ces dernières années, depuis que je réunis ces observations, il m'est encore arrivé à plusieurs reprises de casser ou de briser des objets d'une certaine valeur, mais l'examen de ces cas m'a toujours montré qu'il ne s'agissait ni d'un hasard ni d'une maladresse non voulue. C'est ainsi qu'alors que je traversais un matin une pièce, revêtu de mon costume de bain et les pieds chaussés de pantoufles, j'ai, comme obéissant à une subite impulsion, lancé du pied une des pantoufles contre le mur. Le résultat en fut qu'une jolie petite Vénus de marbre fut séparée de sa console et projetée à terre. Pendant qu'elle se brisait en morceaux, je récitais, impassible, ces vers de Busch:

Ach! die Venus ist perdü -

Klickeradoms! von Medici!

Mon geste inconsidéré et mon impassibilité en présence du dommage subi trouvent leur explication dans la situation d'alors. Une de nos proches parentes était gravement malade et je commençais à désespérer de son état. Ce matin-là j'avais appris que son état s'était sensiblement amélioré. Je me rappelle avoir pensé: «donc, elle vivra». L'accès de rage de destruction que je subis alors fut pour moi comme un moyen d'exprimer ma reconnaissance au sort et d'accomplir une sorte de «sacrifice», comme si j'avais fait un vœu dont l'exécution fût subordonnée à la bonne nouvelle que j'avais reçue. Quant au fait que j'aie choisi pour objet de sacrifice la Vénus de Médicis, il faut sans doute y voir une sorte d'hommage galant à la convalescente; cette fois encore, j'ai été étonné par ma rapide décision, par l'habileté de l'exécution, puisqu'aucun des objets qui se trouvaient dans le voisinage de la statuette n'a été effleuré par ma pantoufle.


[1] [2] [3]



Добавить комментарий

  • Обязательные поля обозначены *.

If you have trouble reading the code, click on the code itself to generate a new random code.