10. Les erreurs

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e) Voici un cas d'erreur qui représente en même temps un lapsus linguae. Un jeune père se rend à l'état civil pour déclarer la naissance de sa seconde fille. Prié de dire le nom de l'enfant, il répond: «Hanna», mais l'employé lui fait observer qu'il a déjà un enfant portant ce nom. Nous pouvons conclure de cette erreur que la seconde fille n'était pas autant désirée que la première au moment de la naissance.

f) J'ajoute encore quelques observations relatives à des confusions de noms; il va sans dire que ces observations pourraient également figurer dans d'autres sections de ce livre.

Une dame a trois filles, dont deux sont déjà mariées, tandis que la troisième attend encore son sort. Une amie avait offert à chacune des filles mariées le même cadeau de noces: un superbe service à thé en argent. Toutes les fois où il est question de ce service, la mère en 'attribue par erreur la possession à sa troisième fille. Il est évident qu'elle exprime par cette erreur le désir de voir sa troisième fille se marier à son tour, et elle suppose en même temps qu'elle recevra le même cadeau.

On peut interpréter tout aussi facilement les cas où une mère confond les noms de ses filles, fils ou gendres.

Voici un joli exemple de confusion de noms, d'une explication facile. Il concerne M. J. G., qui l'a d'ailleurs communiqué lui-même. La chose s'est passée dans un sanatorium.

«À la table d'hôte (du sanatorium), au cours d'une conversation qui m'intéresse peu et menée sur un ton tout à fait conventionnel, j'adresse à ma voisine de table, une phrase particulièrement aimable. La demoiselle, qui n'est pas de la première jeunesse, ne peut s'empêcher de me faire observer qu'il n'est pas dans mes habitudes d'être aimable et galant envers elle – observation qui exprime, d'une part, un certain regret et, d'autre part, une allusion transparente à une jeune fille que nous connaissons tous deux et à laquelle j'ai l'habitude de prêter une plus grande attention. – Je comprends sans peine. Au cours de notre conversation ultérieure, je me fais reprendre (chose pénible) à plusieurs à reprises par ma voisine, que je m'obstine à appeler du nom de la jeune fille qu'elle considère, non sans raison, comme son heureuse rivale.»

g) Je range encore parmi les «erreurs» l'événement suivant, d'un caractère plus sérieux, qui m'a été raconté par un témoin oculaire. Une dame passe la soirée à la campagne, avec son mari et en compagnie de deux étrangers. Un de ces étrangers est son ami intime, ce que tout le monde ignore et doit ignorer. Les deux amis accompagnent le couple presque devant la maison. En attendant que la porte s'ouvre, le mari et la femme prennent congé des amis. La dame se penche vers l'un des étrangers, lui tend la main et lui dit quelques mots aimables. Puis, elle prend le bras de l'autre (qui était son amant) et se tourne vers son mari, comme voulant prendre congé de lui. Le mari accepte la plaisanterie, enlève son chapeau et dit avec une politesse exagérée: «Je vous baise la main, chère Madame.» La femme effrayée, lâche le bras de son amant et a encore le temps de s'écrier, avant que le mari soit revenu: «Mon Dieu, quelle aventure!» Le mari était de ceux qui considèrent l'infidélité de leur femme comme une chose absolument impossible. Il avait juré à plusieurs reprises que si jamais sa femme le trompait, plus d'une vie serait en danger. Il avait donc les plus fortes raisons de ne pas comprendre la provocation qu'impliquait l'erreur de sa femme.

h) Voici une erreur d'un de mes patients et qui, en se reproduisant, s'est transformée en une erreur opposée. Elle est particulièrement instructive. Un jeune homme exagérément indécis finit, après de longues luttes intérieures, par se décider à promettre le mariage à la jeune fille qu'il aime et qui J'aime depuis longtemps. Après avoir accompagné sa fiancée, il monte, tout rayonnant de bonheur, dans un tramway et demande à la receveuse… deux billets. Six mois plus tard, nous le retrouvons marié, mais son bonheur conjugal laisse encore à désirer. Il se demande s'il a bien fait de se marier, regrette les relations amicales de jadis, a toutes sortes de reproches à adresser à ses beaux-parents. Un soir, après avoir été chercher sa femme chez les beaux-parents, il monte avec elle dans un tramway et se contente de demander à la receveuse… un billet.

i) M. Maeder nous montre, par un joli exemple («Nouvelles contributions, etc.», Arch. de Psychol, VI, 1908), comment un désir réprimé à contre-cœur peut être satisfait à l'aide d'une «erreur». Un collègue voulait profiter tranquillement d'un jour de congé; il lui fallai t cependant faire une visite à Lucerne, qui ne l'enchantait pas outre mesure; il hésite longtemps et se décide enfin à partir. Pour se distraire, il lit les journaux pendant le trajet Zurich-Arth-Goldau change de train à cette dernière station et continue sa lecture. En cours de route, le contrôleur lui apprend qu'il n'a pas pris le train qu'il fallait, qu'il est monté dans celui qui revenait de Goldau à Zurich, alors que son billet était pour Lucerne.

j) Le Dr V. Tausk oublie, sous le titre «Fausse direction»(Intern. Zeitchr. f. Psychoanal., IV, 1916-1917), le cas d'une tentative analogue, bien que moins réussie, de satisfaire un désir réprimé par le même mécanisme de l'erreur.

«J'arrivai à Vienne en permission, venant du front. Un ancien malade ayant appris ma présence me fit prier de venir le voir, car il était alité. Je fis droit à son désir et passai deux heures auprès de lui. Au moment de mon départ, le malade me demanda ce qu'il me devait. «Je suis en permission et n'exerce pas. Considérez ma visite comme un service d'ami.» Le malade fut étonné, car il se rendait compte qu'il n'avait pas le droit d'accepter un conseil professionnel comme un service d'ami gratuit. Il ne s'en inclina pas moins devant ma réponse, pensant (et cette opinion respectueuse lui était dictée par le désir qu'il éprouvait d'économiser le prix de la visite) qu'en tant que psychanalyste je savais ce que je faisais. – Je ne tardai pas à concevoir des doutes sur la sincérité de mon acte généreux et, en proie à un malaise dont le sens était évident, je montai dans le tramway de la ligne X. Après un court trajet, je devais prendre la ligne Y. Alors que j'attendais la correspondance, j'avais complètement oublié la question des honoraires et ne pensais qu'aux symptômes morbides de mon malade. Enfin, la voiture que j'attendais arriva et je montai dedans. Mais au premier arrêt je fus obligé de descendre, car, au lieu de monter dans une voiture de la ligne Y, j'avais pris une voiture de la ligne X, c'est-à-dire une voiture allant dans la direction d'où je venais, comme si j'avais voulu retourner chez le malade dont j'avais refusé les honoraires. C'est que mon inconscient tenait apercevoir les honoraires.»

k) Il m'est arrivé à moi-même une aventure analogue à celle que je viens de raconter, d'après le Dr Maeder. J'avais promis à mon frère aîné, homme très suscetible, de venir lui faire une visite que je lui devais depuis longtemps. Il avait été convenu que je viendrais le rejoindre sur une plage anglaise et, comme le temps dont je disposais était limité, je devais prendre le chemin le plus court et ne m'arrêter nulle part. Je voulais seulement me réserver une journée pour la Hollande, mais je pensais le faire au retour. Je partis donc de Munich, par Cologne, pour Rotterdam-Hook en Hollande, d'où le bateau devait nous amener à minuit à Harwich, À Cologne, je dus changer de train, pour prendre le rapide de Rotterdam. Impossible de trouver ce rapide. Je m'adressai à plusieurs employés, qui me renvoyaient d'un quai à l'autre; je commençais à désespérer, d'autant plus qu'en consultant l'horaire je constatai que toutes ces recherches m'avaient fait manquer la correspondance. Devant cette réalité, je me demandai tout d'abord si je ne ferais pas bien de passer la nuit à Cologne; cette résolution me fut inspirée par un sentiment de piété, car, d'après une vieille tradition de famille, mes ancêtres avaient jadis fui cette ville, pour échapper aux persécutions qui s'y étaient déchaînées contre les Juifs. Mais au bout de quelque temps je changeai d'avis ci me décidai à partir par un autre train pour Rotterdam, où j'arrivai en pleine nuit, ce qui m'obligea à passer une journée en Hollande. Je pus ainsi réaliser un projet caressé depuis longtemps: voir les magnifiques tableaux de Rembrandt à La Haye et au musée d'Amsterdam. C'est seulement l'après-midi du jour suivant, alors que je me trouvais dans le train anglais, que, repassant mes impressions, je me souvins d'une façon certaine d'avoir vu à la gare de Cologne, à quelque pas du train que je venais de quitter et sur le même quai, une grande pancarte avec l'inscription: «Rotterdam-Hook, Hollande». Le train que j'aurais dû prendre pour continuer mon voyage attendait là. C'est par un «aveuglement» vraiment inconcevable que je m'étais éloigné de cette bonne indication pour aller chercher le train ailleurs; à moins qu'on veuille admettre que je tenais, malgré les recommandations de mon frère, à voir les tableaux de Rembrandt lors mon voyage d'aller. Tout le reste: mon agitation bien jouée, la pieuse intention, surgie inopinément, de passer la nuit à Cologne – tout cela n'était qu'un artifice destiné à me dissimuler à moi-même mon projet, jusqu'au moment où il réussit à m'imposer sa réalisation.

l) M. J. Stärcke (l.c. ) raconte un cas personnel où il s'agissait d'un sacrifice du même genre: un «oubli» venant à propos pour permettre la satisfaction d'un désir auquel on croyait avoir renoncé.

«Je devais un jour faire dans un village une conférence avec projections. La date de cette conférence se trouva subitement reculée d'une huitaine. Après avoir répondu à la lettre m'annonçant ce changement de date, j'inscrivis la nouvelle date sur mon agenda. Je me serais très volontiers rendu dans ce village dès l'après-midi, pour avoir le temps de faire une visite à un écrivain de mes connaissances qui y habitait. Malheureusement, je ne pouvais pas disposer de mon après-midi et je renonçai à ce dernier projet.

Lorsqu'arriva le soir de la conférence, je m'empressai de me rendre à la gare, ayant à la main un sac plein de clichés à projections. Je fus obligé de prendre un taxi pour arriver à temps (il m'arrive souvent, lorsque je dois prendre un train, de sortir de chez moi au dernier moment et d'être obligé de prendre un taxi). Arrivé à destination, je fus tout étonné de ne trouver à la gare personne pour me recevoir (comme cela se fait habituellement dans les petites localités qui invitent des conférenciers). Tout à coup, je me rappelai que ma conférence avait été reculée d'une semaine et que j'avais fait un voyage pour rien, car je pensais toujours à la date primitivement fixée. Après avoir maudit, dans mon for intérieur, mon oubli, je me demandai si je ne ferais pas bien de reprendre le premier train pour rentrer chez moi. Mais aussitôt après je me dis que j'avais là une excellente occasion de voir l'écrivain dont j'ai parlé plus haut. C'est ce que je fis. C'est seulement en cours de route que je constatai que mon désir de faire cette visite (qui autrement aurait été impossible) avait fort bien arrangé le complot. Le fait que je m'étais chargé d'un lourd sac plein de clichés à projections et que je m'étais hâté pour arriver à l'heure à la gare, avaient servi à me dissimuler d'autant mieux à moi-même mon intention inconsciente.»

On dira peut-être que les erreurs dont je me suis occupé dans ce chapitre ne sont ni très nombreuses, ni très significatives. Mais je me permets de demander si nos points de vue ne s'appliquent pas également à l'explication des erreurs de jugement, beaucoup plus importantes, que les hommes commettent dans la vie et dans l'activité scientifique. Seuls les esprits d'élite et idéalement équilibrés semblent capables de préserver l'image de la réalité extérieure perçue, contre la déformation qu'elle subit dans la majorité des cas, en passant par l'individualité psychique du sujet qui perçoit.
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