12. Déterminisme. Croyance au hasard et suprstition. Points de vue (2)

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III. Bien que la connaissance de la motivation des actes manqués dont nous nous sommes occupés échappe ainsi à la pensée consciente, il serait souhaitable de découvrir une preuve psychologique de l'existence de cette motivation. Et même, une connaissance plus approfondie de l'inconscient nous autorise à admettre la possibilité de découvrir cette preuve. Nous connaissons deux domaines présentant des phénomènes qui semblent correspondre à une connaissance inconsciente et, par conséquent, refoulée de cette motivation.

a) Les paranoïaques présentent dans leur attitude ce trait frappant et généralement connu, qu'ils attachent la plus grande importance aux détails les plus insignifiants, échappant généralement aux hommes normaux, qu'ils observent dans la conduite des autres; ils interprètent ces détails et en tirent des conclusions d'une vaste portée. Le dernier paranoïaque que j'ai vu, par exemple, a conclu à l'existence d'un complot dans son entourage, car lors de son départ de la gare des gens ont fait un certain mouvement de la main. Un autre a noté la manière dont les gens marchent dans la rue, font des moulinets avec leur canne, etc. [96].

Alors que l'homme normal admet une catégorie d'actes accidentels n'ayant pas besoin de motivation, catégorie dans laquelle il range une partie de ses propres manifestations psychiques et actes manqués, le paranoïaque refuse aux manifestations psychiques d'autrui tout élément accidentel. Tout ce qu'il observe sur les autres est significatif, donc susceptible d'interprétation. D'où lui vient cette manière de voir? Ici, comme dans beaucoup d'autres cas analogues, il projette probablement dans la vie psychique d'autrui ce qui existe dans sa propre vie à l'état inconscient. Tant de choses se pressent dans la conscience du paranoïaque qui, chez l'homme normal et chez le névrosé, n'existent que dans l'inconscient, où leur présence est révélée par la psychanalyse [97]! Sur ce point, le paranoïaque a donc, dans une certaine mesure, raison: il voit quelque chose qui échappe à l'homme normal, sa vision est plus pénétrante que celle de la pensée normale; niais ce qui enlève à sa connaissance toute valeur, c'est l'extension à d'autres de l'état de choses qui n'est réel qu'en ce qui le concerne lui-même. J'espère qu'on n'attend pas de moi une justification de telle ou telle interprétation paranoïaque. Mais en admettant, dans certaines limites, la légitimité d'une telle conception des actes manqués, nous rendons plus facilement compréhensible la conviction qui, chez le paranoïaque, se rattache à toutes ces interprétations. Il y a du vrai dans tout cela, et ce n'est pas autrement que nos erreurs de jugement, même lorsqu'elles ne sont pas morbides, acquièrent à nos yeux une certitude qui entraîne notre conviction. Cette conviction, justifiée en ce qui concerne une certaine partie de notre raisonnement erroné, ou la source d'où il provient, est étendue par nous à l'ensemble dont ce raisonnement fait partie.

b) Nous voyons une autre preuve de l'existence d'une connaissance inconsciente et refoulée de la motivation des actes manqués et accidentels dans cet ensemble de phénomènes que forment les superstitions. Je vais illustrer mon opinion par la discussion d'un petit événement qui servira de point de départ à nos déductions.

Rentré de vacances, je commence à penser aux malades dont j'aurai à m'occuper au cours de l'année qui commence. Je pense en premier lieu à une très vieille dame que je vois depuis des années (voir plus haut) deux fois par jour, pour lui faire subir les mêmes interventions médicales. Cette uniformité m'a souvent fourni une condition favorable à l'expression de certaines idées inconscientes, soit pendant le trajet, soit pendant les interventions. Elle est âgée de 90 ans, et il est naturel que je me demande au commencement de chaque année combien de temps il lui reste encore à vivre. Le jour auquel se rapporte mon récit, je suis pressé et prends une voiture pour me faire conduire chez elle. Tous les cochers de la station de voitures qui se trouve devant ma maison connaissent l'adresse de la vieille dame, car il n'en est pas un qui ne m'ait déjà conduit chez elle plusieurs fois. Or, ce jour-là il arrive que le cocher s'arrête, non devant sa maison, mais devant une maison portant le même numéro, et située dans une rue parallèle et ressemblant en effet beaucoup à celle où demeurait ma malade. Je constate l'erreur et la reproche au cocher qui s'excuse. Le fait d'avoir été conduit devant une maison qui n'était pas celle de ma malade signifie-t-il quelque chose? Pour moi non, c'est certain. Mais si j'étais superstitieux, j'aurais aperçu dans ce fait un avertissement, une indication du sort, un signe m'annonçant que la vieille dame ne dépasserait pas cette année. Plus d'un avertissement ou signe enregistré par l'histoire est fondé sur un symbolisme de ce genre. Je me dis qu'il s'agit d'un incident sans aucune signification.

Il en aurait été tout autrement si, faisant le trajet à pied et absorbé par mes «réflexions» et «distrait», je m'étais arrêté devant la maison de la rue parallèle, au lieu d'arriver devant la maison de ma malade. Je n'aurais pas alors parlé d'accident et de hasard, mais j'aurais vu dans mon erreur un acte dicté par une intention inconsciente et ayant besoin d'une explication. Si je m'étais ainsi «trompé de chemin», j'aurais probablement dû interpréter mon erreur en me disant que je m'attends bientôt à ne plus trouver ma malade en vie.

Ce qui me distingue d'un homme superstitieux, c'est donc ceci: Je ne crois pas qu'un événement, à la production duquel ma vie psychique n'a pas pris part, soit capable de m'apprendre des choses cachées concernant l'état à venir de la réalité; mais je crois qu'une manifestation non-intentionnelle de ma propre activité psychique me révèle quelque chose de caché qui, à son tour, n'appartient qu'à ma vie psychique; je crois au hasard extérieur (réel), mais je ne crois pas au hasard intérieur (psychique). C'est le contraire du superstitieux: il ne sait rien de la motivation de ses actes accidentels et actes manqués, il croit par conséquent au hasard psychique; en revanche, il est porté à attribuer au hasard extérieur une importance qui se manifestera dans la réalité à venir, et à voir dans le hasard un moyen par lequel s'expriment certaines choses extérieures qui lui sont cachées. Il y a donc deux différences entre l'homme superstitieux et moi: en premier lieu, il projette à l'extérieur une motivation que je cherche à l'intérieur; en deuxième lieu, il interprète par un événement le hasard que je ramène à une idée. Ce qu'il considère comme caché correspond chez moi à ce qui est inconscient, et nous avons en commun la tendance à ne pas laisser subsister le hasard comme tel, mais à l'interpréter.

J'admets donc que ce sont cette ignorance consciente et cette connaissance inconsciente de la motivation des hasards psychiques qui forment une des racines psychiques de la superstition. C'est parce que le superstitieux ne sait rien de la motivation de ses propres actes accidentels et parce que cette motivation cherche à s'imposer à sa connaissance, qu'il est obligé de la déplacer en la situant dans le monde extérieur. Si ce rapport existe, il est peu probable qu'il soit limité à ce seul cas. Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde, qui anime jusqu'aux religions les plus modernes, n'est autre chose qu'une psychologie projetée dans le monde extérieur. L'obscure connaissance [98] des facteurs et des faits psychiques de l'inconscient (autrement dit: la perception endopsychique de ces facteurs et de ces faits) se reflète (il est difficile de le dire autrement, l'analogie avec la paranoïa devant ici être appelée au secours) dans la construction d'une réalité supra-sensible, que la science retransforme en une psychologie de l'inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l'immortalité, etc. et de traduire la métaphysique en métapsychologie. La distance qui sépare le déplacement opéré par le paranoïaque de celui opéré par le superstitieux est moins grande qu'elle n'apparaît au premier abord. Lorsque les hommes ont commencé à penser, ils ont été obligés de résoudre anthropomorphiquement le monde en une multitude de personnalités faites à leur image; les accidents et les hasards qu'ils interprétaient superstitieusement étaient donc à leurs yeux des actions, des manifestations de personnes; autrement dit, ils se comportaient exactement comme les paranoïaques, qui tirent des conclusions du moindre signe fourni par d'autres, et comme se comportent tous les hommes normaux qui, avec raison, formulent des jugements sur le caractère de leurs semblables en se basant sur leurs actes accidentels et non-intentionnels. Dans notre conception du monde moderne – conception scientifique, et qui est encore loin d'être achevée dans toutes ses parties – la superstition apparaît donc quelque peu déplacée; mais elle était justifiée dans la conception des époques pré-scientifiques, puisqu'elle en était un compliment logique.

Le Romain, qui renonçait à un important projet parce qu'il venait de constater un vol d'oiseaux défavorable, avait donc relativement raison; il agissait conformément a ses prémisses. Mais lorsqu'il renonçait à son projet, parce qu'il avait fait un faux-pas sur le seuil de sa porte, il se montrait supérieur à nous autres incrédules, il se révélait meilleur psychologue que nous ne le sommes. C'est que ce faux-pas était pour lui une preuve de l'existence d'un doute, d'une opposition intérieure à ce projet, doute et opposition dont la force pouvait annihiler celle de son intention au moment de l'exécution du projet. On n'est en effet sûr du succès complet que lorsque toutes les forces de l'âme sont tendues vers le but désiré. Quelle réponse le Guillaume Tell de Schiller, qui a si longtemps hésité à abattre la pomme placée sur la tête de son fils, donne-t-il à Gessler lui demandant pourquoi il avait préparé une autre flèche? «Cette flèche, dit-il, m'aurait servi à vous transpercer vous-même, si j'avais tué mon enfant.

Et soyez certain qu'en ce qui vous concerne, je ne vous aurais pas manqué.»

IV. Celui qui a eu l'occasion d'étudier à l'aide de la psychanalyse les tendances cachées de l'homme, se trouve également en état de connaître pas mal de choses sur la qualité des motifs inconscients qui se manifestent dans la superstition. C'est chez les névrosés, souvent très intelligents et souffrant d'idées obsédantes et d'états obsessionnels, qu'on constate avec le plus de netteté que la superstition a sa racine dans des tendances refoulées, d'un caractère hostile et cruel. La superstition signifie avant tout attente d'un malheur, et celui qui a souvent souhaité du mal à d'autres, mais qui, dirigé par l'éducation, a réussi à refouler ces souhaits dans l'inconscient, sera particulièrement enclin à vivre dans la crainte perpétuelle qu'un malheur ne vienne le frapper à titre de châtiment pour sa méchanceté inconsciente.

Nous reconnaissons volontiers que nous sommes loin d'avoir épuisé par ces remarques la psychologie de la superstition. Avant de quitter ce sujet, nous devons toutefois nous arrêter un instant à la question suivante: faut-il refuser à la superstition toute base réelle? est-il bien certain que les phénomènes connus sous les noms d'avertissement, de rêve prophétique, d'expérience télépathique, de manifestation de forces suprasensibles, etc., ne soient que de simples produits de l'imagination, sans aucun rapport avec la réalité? Loin de moi l'idée de formuler un jugement aussi rigoureux et absolu sur des phénomènes dont l'existence a été attestée même par des hommes très éminents au point de vue intellectuel. Tout ce que nous pouvons en dire, c'est que leur étude n'est pas achevée et qu'ils ont besoin d'être soumis à de nouvelles recherches, plus approfondies. Et il est même permis d'espérer que les données que nous commençons à posséder sur les processus psychiques inconscients contribueront dans une grande mesure à élucider ces phénomènes, sans que nous soyons obligés d'imposer à nos conceptions actuelles de modifications trop radicales. Et lorsqu'on aura réussi à prouver la réalité d'autres phénomènes encore, ceux, par exemple, qui sont à la base du spiritisme, nous ferons subir à nos «lois» les modifications imposées par ces nouvelles expériences, sans bouleverser de fond en comble l'ordre des choses et les liens qui les rattachent les unes aux autres.
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