La métamorphose (4)

[1] [2]

On avait pris l’habitude, quand des choses ne trouvaient pas leur place ailleurs, de s’en débarrasser en les mettant dans sa chambre, et il y avait maintenant beaucoup de choses qui se trouvaient dans ce cas, vu qu’on avait loué une pièce de l’appartement à trois sous-locataires. Ces messieurs austères – tous trois portaient la barbe, comme Gregor le constata un jour par une porte entrouverte – étaient très pointilleux sur le chapitre de l’ordre, non seulement dans leur chambre, mais dans toute la maison, puisque enfin ils y logeaient, et en particulier dans la cuisine. Ils ne supportaient pas la pagaille, et encore moins la saleté. De plus, ils avaient apporté presque tout ce qu’il leur fallait. C’est pourquoi beaucoup de choses étaient devenues superflues et, bien qu’elles ne fussent pas vendables, on ne voulait pas non plus les jeter. Elles se retrouvèrent toutes dans la chambre de Gregor. De même, la poubelle aux cendres et, en provenance de la cuisine, celle des détritus. Tout ce qui n’avait pas son utilité sur le moment, la femme de ménage, toujours extrêmement pressée, le balançait tout simplement dans la chambre de Gregor; heureusement, Gregor ne voyait le plus souvent que l’objet en question et la main qui le tenait. La femme de ménage avait peut-être l’intention, à terme et à l’occasion, de revenir chercher ces objets ou bien de les jeter tous à la fois, mais de fait ils gisaient à l’endroit où ils avaient d’abord été lancés et ils y restaient, sauf quand Gregor se faufilait à travers ce fatras et le faisait bouger par nécessité d’abord, parce que sinon il n’avait pas de place pour évoluer, et ensuite de plus en plus par plaisir bien qu’au terme de telles pérégrinations il fût fatigué et triste à mourir et ne bougeât plus pendant des heures.

Comme parfois les sous-locataires prenaient aussi leur dîner à la maison, dans la salle de séjour, la porte de celle-ci restait parfois fermée; mais Gregor s’y résignait sans peine, car bien des soirs où elle avait été ouverte il n’en avait pas profité, il était au contraire resté tapi, sans que sa famille s’en aperçût, dans le coin le plus sombre de sa chambre.

Mais, un jour, la femme de ménage avait laissé cette porte entrouverte, et celle-ci le resta même quand ces messieurs rentrèrent le soir et qu’on alluma la lumière. Ils s’assirent en bout de table, aux places jadis occupées par Gregor son père et sa mère, déployèrent leurs serviettes et saisirent fourchette et couteau. Aussitôt, la mère apparut sur le seuil, portant un plat de viande, et sur ses talons la sœur, avec un plat surchargé de pommes de terre. Ces mets étaient tout fumants d’une épaisse vapeur. Les messieurs se penchèrent sur les plats qu’on posait devant eux, comme pour les examiner avant d’en manger et de fait celui du milieu, qui semblait être une autorité aux yeux des deux autres, coupa en deux, dans le plat, un morceau de viande, manifestement pour s’assurer s’il était assez bien cuit et si peut-être il ne fallait pas le renvoyer à la cuisine. Il fut satisfait, et la mère et la sœur qui l’avaient observé avec anxiété, eurent un sourire de soulagement.

La famille elle-même mangeait à la cuisine. Néanmoins, avant de s’y rendre, le père entra dans la salle de séjour et fit le tour de la tablée en restant courbé, la casquette à la main.

Les messieurs se levèrent, tous autant qu’ils étaient, et marmottèrent quelque chose dans leurs barbes. Une fois seuls, ils mangèrent dans un silence presque parfait. Gregor trouva singulier que, parmi les divers bruits du repas, on distinguât régulièrement celui des dents qui mâchaient, comme s’il s’était agi de montrer à Gregor qu’il faut des dents pour manger et qu’on ne saurait arriver à rien avec des mâchoires sans dents, si belles soient ces mâchoires.

«J’ai pourtant de l’appétit, se disait Gregor soucieux, mais pas pour ces choses. Comme ces sous-locataires se nourrissent, et moi je dépéris!» Ce soir-là précisément – Gregor ne se souvenait pas d’avoir entendu le violon pendant toute cette période – le son de l’instrument retentit dans la cuisine. Les messieurs avaient déjà fini de dîner, celui du milieu avait tiré de sa poche un journal et en avait donné une feuille à chacun des deux autres, et tous trois lisaient, bien adossés, et fumaient.

Lorsque le violon se mit à jouer, ils dressèrent l’oreille, se levèrent et, sur la pointe des pieds, gagnèrent la porte de l’antichambre, où ils restèrent debout, serrés l’un contre l’autre. On avait dû les entendre depuis la cuisine, car le père cria: «Cette musique importune peut-être ces messieurs? Elle peut cesser immédiatement. – Au contraire, dit le monsieur du milieu, est-ce que la demoiselle ne veut pas venir nous rejoindre et jouer dans cette pièce, où c’est tout de même bien plus confortable et sympathique? – Mais certainement», dit le père comme si c’était lui le violoniste. Les messieurs réintégrèrent la pièce et attendirent. On vit bientôt arriver le père avec le pupitre, la mère avec la partition et la sœur avec son violon. La sœur s’apprêta calmement à jouer; ses parents, qui n’avaient jamais loué de chambre auparavant et poussaient donc trop loin la courtoisie envers leurs locataires, n’osèrent pas s’asseoir sur leurs propres chaises; le père s’accota à la porte, la main droite glissée entre deux boutons de sa veste d’uniforme, qu’il avait refermée; quant à la mère, l’un des messieurs lui offrit une chaise et, comme elle la laissa là où il l’avait par hasard placée, elle se retrouva assise à l’écart, dans un coin.

La sœur se mit à jouer; le père et la mère suivaient attentivement, chacun de son côté, les mouvements de ses mains. Gregor attiré par la musique, s’était risqué à s’avancer un peu et avait déjà la tête dans la salle de séjour. Il ne s’étonnait guère d’avoir si peu d’égards pour les autres, ces derniers temps; naguère, ces égards avaient fait sa fierté. Et pourtant il aurait eu tout lieu de se cacher, surtout maintenant, car du fait de la poussière qu’il y avait partout dans sa chambre et qui volait au moindre mouvement, il était couvert de poussière lui aussi; sur son dos et ses flancs, il traînait avec lui des fils, des cheveux, des débris alimentaires; il était bien trop indifférent à tout pour se mettre sur le dos et se frotter au tapis, comme il le faisait auparavant plusieurs fois par jour. Et en dépit de l’état où il était, il n’éprouva aucune gêne à s’engager un peu sur le parquet immaculé de la salle de séjour. Du reste, personne ne se souciait de lui. La famille était toute occupée par le violon; les sous-locataires, en revanche, qui avaient commencé par se planter, les mains dans les poches de leur pantalon, beaucoup trop près du pupitre de la sœur, au point de tous pouvoir suivre la partition, ce qui ne pouvait assurément que gêner l’exécutante, se retirèrent bientôt du côté de la fenêtre en devisant à mi-voix, têtes penchées, et restèrent là-bas, observés par le père avec inquiétude. On avait vraiment l’impression un peu trop nette qu’ils avaient espéré entendre bien jouer, ou agréablement, et qu’ils étaient déçus, qu’ils avaient assez de tout ce numéro et que c’était par pure courtoisie qu’ils laissaient encore troubler leur tranquillité. En particulier, la façon qu’ils avaient tous de rejeter la fumée de leur cigare vers le haut, par le nez et par la bouche, démontrait une extrême nervosité. Et pourtant, la sœur de Gregor jouait si bien! Son visage était incliné sur le côté, ses regards suivaient la portée en la scrutant d’un air triste. Gregor avança encore un peu, tenant la tête au ras du sol afin de croiser éventuellement le regard de sa sœur. Était-il une bête, pour être à ce point ému par la musique? Il avait le sentiment d’apercevoir le chemin conduisant à la nourriture inconnue dont il avait le désir. Il était résolu à s’avancer jusqu’à sa sœur à tirer sur sa jupe et à lui suggérer par-là de bien vouloir venir dans sa chambre avec son violon, car personne ici ne méritait qu’elle jouât comme lui entendait le mériter. Il ne la laisserait plus sortir de sa chambre, du moins tant qu’il vivrait; son apparence effrayante le servirait, pour la première fois; il serait en même temps à toutes les portes de sa chambre, crachant comme un chat à la figure des agresseurs; mais il ne faudrait pas que sa sœur restât par contrainte, elle demeurerait de son plein gré auprès de lui; elle serait assise à ses côtés sur le canapé, elle inclinerait vers lui son oreille, et alors il lui confierait avoir eu la ferme intention de l’envoyer au conservatoire, il lui dirait que, si le malheur ne s’était pas produit entre-temps, il l’aurait annoncé à tous au Noël dernier – Noël était bien déjà passé, n’est-ce pas? – en ignorant toutes les objections. Après cette déclaration, sa sœur attendrie fondrait en larmes, et Gregor se hisserait jusqu’à son épaule et l’embrasserait dans le cou, lequel, depuis qu’elle travaillait au magasin, elle portait dégagé, sans ruban ni col.

«Monsieur Samsa!» lança au père le monsieur du milieu en montrant du doigt, sans un mot de plus, Gregor qui progressait lentement. Le violon se tut, le monsieur hocha d’abord la tête en adressant un sourire à ses amis, puis se tourna de nouveau vers Gregor. Au lieu de chasser celui-ci, son père parut juger plus nécessaire de commencer par apaiser les sous-locataires, bien que ceux-ci ne parussent nullement bouleversés et que Gregor semblât les amuser plus que le violon. Il se précipita vers eux et, les bras écartés, chercha à les refouler vers leur chambre, et en même temps à les empêcher de regarder Gregor. Ils commencèrent effectivement à se fâcher quelque peu, sans qu’on sût trop bien si c’était à propos du comportement du père ou parce qu’ils découvraient maintenant qu’ils avaient eu, sans le savoir un voisin de chambre comme Gregor. Ils exigeaient du père des explications, levaient les bras à leur tout, tiraient nerveusement sur leurs barbes et ne reculaient que lentement en direction de leur chambre. Entre-temps, la sœur avait surmonté l’hébétude où elle avait été plongée après la brusque interruption de sa musique et, après un moment pendant lequel elle avait tenu l’instrument et l’archet au bout de ses mains molles en continuant de regarder la partition comme si elle jouait encore, elle s’était ressaisie d’un coup, avait posé le violon sur les genoux de sa mère, laquelle était toujours sur sa chaise et respirait à grand-peine en haletant laborieusement, et avait filé dans la pièce voisine, dont les messieurs approchaient déjà plus rapidement sous les injonctions du père. Sous les mains expertes de Grete, on y vit alors voler en l’air les couvertures et les oreillers des lits, qui trouvaient leur bonne ordonnance. Avant même que les messieurs eussent atteint la chambre, elle avait fini leur couverture et s’éclipsait. Le père semblait à ce point repris par son entêtement qu’il en oubliait tout le respect qu’il devait malgré tout à ses pensionnaires. Il ne faisait que les presser les pressait encore, jusqu’au moment où, déjà sur le seuil de la chambre, le monsieur du milieu tapa du pied avec un bruit de tonnerre, stoppant ainsi le père. «Je déclare», dit-il en levant la main et en cherchant des yeux aussi la mère et la sœur «qu’étant donné les conditions révoltantes qui règnent dans cet appartement et cette famille», et en disant cela il cracha résolument sur le sol, «je vous donne mon congé séance tenante. Il va de soi que même pour les jours où j’ai logé ici, je ne vous verserai pas un sou; en revanche, je n’exclus pas de faire valoir à votre encontre des droits, facilement démontrables – croyez-moi -, à dédommagement.» Il se tut et regarda droit devant lui, comme s’il attendait quelque chose. Effectivement, ses deux amis déclarèrent sans plus tarder: «Nous aussi, nous donnons congé séance tenante.» Là-dessus, il empoigna le bec-de-cane et referma la porte avec fracas.

Le père tituba jusqu’à sa chaise en tâtonnant, et s’y laissa tomber; on aurait pu croire qu’il prenait ses aises pour l’un de ses habituels petits sommes d’après-dîner mais le violent hochement de sa tête branlante montrait qu’il ne dormait nullement. Pendant tout ce temps, Gregor s’était tenu coi à l’endroit même où les messieurs l’avaient surpris. La déception de voir son plan échouer, mais peut-être aussi la faiblesse résultant de son jeûne prolongé le rendait incapable de se mouvoir. Il craignait avec une quasi-certitude que d’un instant à l’autre un effondrement général lui retombât dessus, et il attendait. Même le violon ne le fit pas bouger qui, échappant aux doigts tremblants de la mère, tomba de ses genoux par terre en résonnant très fort.

«Mes chers parents», dit la sœur en abattant sa main sur la table en guise d’entrée en matière, «cela ne peut plus durer. Peut-être ne vous rendez-vous pas à l’évidence; moi, si. Je ne veux pas, face à ce monstrueux animal, prononcer le nom de mon frère, et je dis donc seulement: nous devons tenter de nous en débarrasser. Nous avons tenté tout ce qui était humainement possible pour prendre soin de lui et le supporter avec patience; je crois que personne ne peut nous faire le moindre reproche.»

«Elle a mille fois raison», dit le père à part lui. La mère, qui n’arrivait toujours pas à reprendre son souffle, porta la main à sa bouche et, les yeux hagards, fit entendre une toux caverneuse.

La sœur courut vers elle et lui prit le front. Ses paroles semblaient avoir éclairci les idées de son père, il s’était redressé sur sa chaise, jouait avec sa casquette d’uniforme entre les assiettes qui restaient encore sur la table après le dîner des locataires, et regardait de temps à autre vers l’impassible Gregor «Nous devons tenter de nous en débarrasser», dit la sœur cette fois à l’adresse de son père seulement, car sa mère dans sa toux n’entendait rien, «il finira par vous tuer tous les deux, je vois cela venir. Quand on doit déjà travailler aussi dur que nous tous, on ne peut pas en plus supporter chez soi ce supplice perpétuel. Je n’en peux plus, moi non plus.» Et elle se mit à pleurer si fort que ses larmes coulèrent sur le visage de sa mère, où elle les essuyait d’un mouvement machinal de la main.

«Mais, mon petit», dit le père avec compassion et une visible compréhension, «que veux-tu que nous fassions?» La sœur se contenta de hausser les épaules pour manifester le désarroi qui s’était emparé d’elle tandis qu’elle pleurait, contrairement à son assurance de tout à l’heure.

«S’il nous comprenait», dit le père, à demi comme une question; du fond de ses pleurs, la sœur agita violemment la main pour signifier qu’il ne fallait pas y penser «S’il nous comprenait», répéta le père en fermant les yeux pour enregistrer la conviction de sa fille que c’était impossible, «alors un accord serait peut-être possible avec lui. Mais dans ces conditions…

– Il faut qu’il disparaisse, s’écria la sœur, c’est le seul moyen, père. Il faut juste essayer de te débarrasser de l’idée que c’est Gregor. Nous l’avons cru tellement longtemps, et c’est bien là qu’est notre véritable malheur. Mais comment est-ce que ça pourrait être Gregor? Si c’était lui, il aurait depuis longtemps compris qu’à l’évidence des êtres humains ne sauraient vivre en compagnie d’une telle bête, et il serait parti de son plein gré. Dès lors, nous n’aurions pas de frère, mais nous pourrions continuer à vivre et pourrions honorer son souvenir Mais, là, cette bête nous persécute, chasse les locataires, entend manifestement occuper tout l’appartement et nous faire coucher dans la rue. Mais regarde, papa, cria-t-elle brusquement, le voilà qui recommence!» Et, avec un effroi tout à fait incompréhensible pour Gregor, elle abandonna même sa mère en se rejetant littéralement loin de sa chaise, comme si elle aimait mieux sacrifier sa mère que de rester à proximité de Gregor et elle courut se réfugier derrière son père, lequel, uniquement troublé par son comportement à elle, se dressa aussi et tendit à demi les bras devant elle comme pour la protéger. Mais Gregor ne songeait nullement à faire peur à qui que ce fût, et surtout pas à sa sœur. Il avait simplement entrepris de se retourner pour regagner sa chambre, et il est vrai que cela faisait un drôle d’effet, obligé qu’il était par son état peu brillant, dans les manœuvres délicates, de s’aider de sa tête, qu’il dressait et cognait sur le sol alternativement. Il s’interrompit et regarda alentour. Ses bonnes intentions paraissaient avoir été comprises; ce n’avait été qu’une frayeur passagère. À présent tout le monde le regardait en silence et d’un air triste. La mère était renversée sur sa chaise, les jambes tendues et jointes, ses yeux se fermaient presque d’épuisement; le père et la sœur étaient assis côte à côte, la sœur tenait le père par le cou.

«Je vais peut-être enfin avoir le droit de me retourner», songea Gregor en se remettant au travail. Dans son effort, il ne pouvait s’empêcher de souffler bruyamment, et il dut même à plusieurs reprises s’arrêter pour se reposer Au demeurant, personne ne le pressait, on le laissa faire entièrement à sa guise. Lorsqu’il eut accompli son demi-tour il entama aussitôt son trajet de retour en ligne droite. Il s’étonna de la grande distance qui le séparait de sa chambre et il ne put concevoir qu’il ait pu, un moment avant, faible comme il l’était, parcourir le même chemin presque sans s’en rendre compte. Uniquement et constamment soucieux de ramper vite, c’est à peine s’il nota que nulle parole, nulle exclamation de sa famille ne venait le troubler. C’est seulement une fois sur le seuil de sa chambre qu’il tourna la tête – pas complètement, car il sentait son cou devenir raide – et put tout de même encore voir que derrière lui rien n’avait changé; simplement, sa sœur s’était levée. Son dernier regard effleura sa mère, qui maintenant s’était endormie tout à fait.


[1] [2]



Добавить комментарий

  • Обязательные поля обозначены *.

If you have trouble reading the code, click on the code itself to generate a new random code.