B. Un cas d'oubli d'un nom et de faux souvenir

B. Un cas d'oubli d'un nom et de faux souvenir.

q) Je reproduis encore, d'après J. Stärcke, une intéressante observation d'oubli et de ressouvenir d'un nom, caractérisée par le fait que l'oubli d'un nom est compliqué d'une déformation d'une phrase d'un poème, comme dans l'exemple relatif à «La fiancée de Corinthe». (Cette observation est empruntée à l'édition hollandaise du présent ouvrage, sous le titre: «De invloed van ons onbewuste in ons dagelijksche leven», Amsterdam, 1916. Elle a été publiée en allemand dans Internat. Zeitschr. für ärztliche Psychoanalyse, IV, 1916).

«Un vieux juriste et linguiste, Z., raconte en société qu'au cours de ses études universitaires il a connu un étudiant qui était extraordinairement sot et sur la sottise duquel il aurait plus d'une anecdote à raconter. Il ne peut cependant se rappeler le nom de cet étudiant; il prétend d'abord que son nom commençait par la lettre W., mais retire ensuite cette supposition. Il se rappelle seulement que cet étudiant inintelligent était devenu plus tard marchand de vins (Weinhändler). Il raconte ensuite une anecdote sur la bêtise du même étudiant, mais s'étonne toujours de ne pouvoir retrouver son nom. Il finit par dire: – C'était un âne tel, que je n'arrive pas encore à comprendre comment j'ai pu, à force de répétitions il est vrai, réussir à lui inculquer un peu de latin. Au bout d'un instant, il se rappelle que le nom cherché finissait par… man. Nous lui demandons alors si un autre nom ayant la même terminaison lui vient à l'esprit. Il répond: «Erdmann». – Qui est-ce? – C'était également un étudiant de mes contemporains. Sa fille lui fait observer cependant qu'il y a aussi un professeur s'appelant Erdmann. En cherchant dans ses souvenirs, Z. trouve que ce professeur n'a consenti récemment à publier que sous une forme abrégée, dans la revue rédigée par lui, un des travaux de Z., dont il ne partageait pas toutes les idées, et que Z. en a été désagréablement affecté. (J'apprends d'ailleurs ultérieurement que Z. avait autrefois ambitionné de devenir professeur de la même spécialité qu'enseigne aujourd'hui le professeur Erdmann; il est donc possible que sous ce rapport encore le nom Erdmann touche à une corde sensible.)

«Et voilà qu'il se rappelle subitement le nom de l'étudiant inintelligent: Lindeman! Comme il s'était déjà rappelé antérieurement que le nom se terminait par… man, le mot Linde a donc subi un refoulement plus prolongé. Prié de dire ce qui lui vient à l'esprit à propos de Linde, il répond d'abord: «rien». Sur mon insistance et comme je lui dis qu'il n'est pas possible qu'il ne pense à rien à propos de ce mot, il me dit, en levant les yeux et en dessinant avec le bras un geste dans le vide: «Eh bien, un tilleul (Linde – tilleul) est un bel arbre.» C'est tout ce qu'il trouve à dire. Tout le monde se tait, chacun poursuit sa lecture ou une autre occupation, lorsqu'on entend quelques instants après Z. réciter d'un ton rêveur:

«Steht er mit festen

Gefügigen Knochen

Auf der Erde,

So reicht er nicht auf,

Nur mit der Linde

Oder der Rebe

Sich zu vergleichen.»

(Lorsqu'il se tient sur la terre avec ses jambes solides et souples, il n'arrive pas à se comparer au tilleul ou à la vigne).

Je poussai un cri de triomphe: – Nous le tenons enfin, votre Erdmann, dis-je: cet homme qui «se tient sur la terre», donc cet homme de la terre (Erdemann ou Erdmann), ne peut réussir à se comparer au tilleul (Linde), donc à Lindemati ou à la vigne (Rebe), donc au marchand de vins (Weinhändler). En d'autres termes: ce Lindeman, l'étudiant inintelligent, devenu plus tard marchand de vins, était bien un âne, mais Erdwann est un âne plus grand encore, sans comparaison possible avec Lindeman. Ces discours méprisants ou railleurs, prononcés dans l'inconscient, sont très fréquents; aussi crus-je pouvoir affirmer que la cause principale de l'oubli du nom était trouvée.

Je demandai alors à quelle poésie étaient empruntés les vers cités. Z. répondit qu'ils faisaient partie d'un poème de Gœthe qui, croyait-il, commençait ainsi:

«Edel sei der Mensch,

Hilfreich und gut!»

(Que l'homme soit noble, secourable et bon!)

et il ajouta qu'on y trouvait aussi les vers suivants:

«Und hebt er sich aufwärts,

So spielen mit ihm die Winde.»

(Et lorsqu'il se redresse,

Les vents jouent avec lui.)

Le lendemain, j'ai cherché ce poème de Gcethe, et j'ai pu constater que le cas était beaucoup plus intéressant (mais aussi plus compliqué) qu'il ne l'avait paru au premier abord.

a) Les deux premiers vers cités (voir plus haut) étaient ainsi conçus:

«Steht er mit festen

Markigen (pleines de sève; et non gefügigen) Knochen»…

«Jambes souples» était une combinaison quelque peu singulière; mais je ne m'arrêterai pas là-dessus.

b) Et voici les vers suivants de cette strophe.

«Auf der wohlbegründeten

Dauernden Erde,

Reicht er nicht auf;

Nur mit der Eiche

Oder der Rebe

Sich zu vergleichen.»

(Sur la terre solide et durable, il n'arrive pas à se comparer au chêne ou à la vigne.)

Il n'est donc pas question de tilleul (Linde) dans toute cette poésie. Le remplacement du chêne (Eiche) par le tilleul (Linde) ne s'est effectué (dans son inconscient) que pour rendre possible le jeu de mots: «Terre-Tilleul-Vigne» (Erde-Linde-Rebe).

c) Ce poème est intitulé: «Les limites de l'Humanité» et contient une comparaison entre la toute-puissance des dieux et la faiblesse des hommes. Mais le poème qui commence par les vers: «Edel sei der Mensch, – Hilfreich und gut!», n'est pas du tout celui auquel Z. a emprunté sa strophe. Il est imprimé quelques pages plus loin; il est intitulé «Le divin» et contient également des pensées sur les dieux et les hommes. Comme cette question n'a pas été approfondie, je puis tout au plus supposer que des idées sur la vie et la mort, sur l'éphémère et l'éternel, sur la fragilité de la propre vie de Z. et sur la mort future ont pu également jouer un rôle dans la détermination de l'oubli qui s'est produit dans ce cas.»

Dans certains de ces exemples il faut avoir recours à toutes les finesses de la technique psychanalytique pour expliquer l'oubli d'un nom. Je renvoie ceux qui veulent se renseigner plus en détail sur ce genre de travail, à une communication de M. E. Jones (de Londres), traduite d'anglais en allemand [13].

M. Ferenczi a observé que l'oubli de noms peut se produire également à titre de symptôme hystérique. Il révèle alors un mécanisme fort éloigné de celui qui préside aux actes manqués. La communication suivante fera comprendre cette différence:

«J'ai actuellement en traitement une malade qui, bien que douée d'une bonne mémoire, ne peut se rappeler les noms propres, même les plus usuels, même ceux qui lui sont le plus familiers. L'analyse a montré que ce symptôme lui servait à faire ressortir son ignorance. Or, cette insistance sur son ignorance était une forme de reproche qu'elle adressait à ses parents pour n'avoir pas voulu lui donner une instruction supérieure. Son idée fixe de nettoyage (psychose de maîtresse de maison) provient en partie de la même source. Elle a l'air de dire ainsi à ses parents «Vous n'avez fait de moi qu'une femme de chambre.»

Je pourrais multiplier les exemples d'oublis de noms et en approfondir la discussion; mais je préfère ne pas aborder, à propos d'une seule question, la plupart des points de vue que nous aurons à envisager par la suite, en rapport avec d'autres questions. Qu'il me soit cependant permis de résumer en quelques propositions les résultats des analyses citées:

Le mécanisme de l'oubli de noms (ou, plus exactement, de l'oubli passager de noms) consiste dans l'obstacle qu'oppose à la reproduction voulue du nom, un enchaînement d'idées étrangères à ce nom et inconscientes. Entre le nom troublé et le complexe perturbateur il peut y avoir soit un rapport préexistant, soit un rapport qui s'établit, selon des voies apparemment artificielles, à la faveur d'associations superficielles (extérieures).

Les plus efficaces, parmi les complexes perturbateurs, sont ceux qui impliquent des rapports personnels, familiaux, professionnels.

Un nom qui, grâce à ses multiples sens, appartient à plusieurs ensembles d'idées (complexes), ne peut souvent entrer que difficilement en rapport avec un ensemble d'idées donné, car il en est empêché par le fait qu'il participe d'un autre complexe, plus fort.

Parmi les causes de ces troubles, on note en premier lieu et avec le plus de netteté le désir d'éviter un sentiment désagréable ou pénible que tel souvenir donné est susceptible de provoquer.

On peut, d'une façon générale, distinguer deux variétés principales d'oublis de noms: un nom est oublié soit parce qu'il rappelle lui-même une chose désagréable, soit parce qu'il se rattache à un autre nom, susceptible de provoquer un sentiment désagréable. Donc, la reproduction de noms est troublée soit à cause d'eux-mêmes, soit à cause de leurs associations plus ou moins éloignées.

Un coup d'œil sur ces propositions générales permet de comprendre pourquoi l'oubli passager de noms constitue un de nos actes manqués les plus fréquents.

Nous sommes cependant loin d'avoir noté toutes les particularités du phénomène en question. Je veux encore attirer l'attention sur le fait que l'oubli de noms est contagieux au plus haut degré. Dans une conversation entre deux personnes, il suffit que l'une prétende avoir oublié tel ou tel nom, pour que le même nom échappe à l'autre. Seulement, la personne chez laquelle l'oubli est un phénomène induit, retrouve plus facilement le nom oublié. Cet oubli «collectif» qui est un des phénomènes par lesquels se manifeste la psychologie des foules n'a pas encore fait l'objet de recherches psychanalytiques. M. Th. Reik a pu donner une bonne explication de ce remarquable phénomène, à propos d'un seul cas, particulièrement intéressant [14].

«Dans une petite société d'universitaires, dans laquelle se trouvaient également deux étudiantes en philosophie, on parlait des nombreuses questions qui se posent à l'histoire de la civilisation et à la science des religions, quant aux origines du christianisme. Une des jeunes femmes, qui avait pris part à la conversation, se souvint d'avoir trouvé, dans un roman anglais qu'elle avait lu récemment, un tableau intéressant des courants religieux qui agitaient cette époque-là. Elle ajouta que toute la vie du Christ, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, était décrite dans ce roman dont elle ne pouvait pas se rappeler le titre (alors qu'elle gardait un souvenir visuel très net de la couverture du livre et de l'aspect typographique du titre). Trois des messieurs présents déclarèrent connaître, eux aussi, ce roman, mais, fait singulier, tout comme la jeune femme, ils furent incapables de se souvenir de son titre.»

Seule la jeune femme consentit à se soumettre à l'analyse, en vue de trouver l'explication de son oubli. Disons tout de suite que le livre avait pour titre Ben-Hur (par Lewis Wallace). Les souvenirs de substitution furent: ecce homo – homo sum – quo vadis? La jeune fille comprend elle-même qu'elle a oublié le titre, parce qu'il contient une expression que «ni moi ni aucune autre jeune fille ne voudrions employer, surtout en présence de jeunes gens [15]». L'analyse, très intéressante, a permis de pousser plus loin cette explication. Le rapport une fois établi, la traduction du mot homo (homme) présente également une signification douteuse. M. Reik conclut: la jeune femme traite le mot oublié comme si en prononçant le titre suspect, elle avouait devant des jeunes gens des désirs qu'elle considère inconvenants pour sa personne et qu'elle repousse comme étant pénibles. Plus brièvement: sans s'en rendre compte, elle considère l'énoncé du titre Ben-Hur comme équivalant à une invitation sexuelle, et son oubli correspond à une défense contre une tentation inconsciente de ce génie. Nous avons des raisons de croire que des processus inconscients analogues ont déterminé l'oubli des jeunes gens. Leur inconscient a saisi la véritable signification de l'oubli de la jeune fille… il l'a pour ainsi dire interprété… L'oubli des jeunes gens exprime un respect pour cette attitude discrète de la jeune fille… On dirait que par sa subite lacune de mémoire, celle-ci leur a clairement signifié quelque chose que leur inconscient a aussitôt compris.

On rencontre encore un oubli de noms dans lequel des séries entières de noms se soustraient à la mémoire. Si l'on s'accroche, pour retrouver un nom oublié, à d'autres, auxquels il se rattache étroitement, ceux-ci, qu'on voudrait utiliser comme points de repère, s'échappent le plus souvent à leur tour. C'est ainsi que l'oubli s'étend d'un nom à un autre, comme pour prouver l'existence d'un obstacle difficile à écarter.



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