(1)

[1] [2] [3]

L'expérience que nous venons d'acquérir quant au mécanisme de l'oubli d'un mot faisant partie d'une phrase en langue étrangère nous autorise à nous demander si l'oubli de phrases en langue maternelle admet la même explication. On ne manifeste généralement aucun étonnement devant l'impossibilité où l'on se trouve de reproduire fidèlement et sans lacunes une formule ou une poésie qu'on a, quelque temps auparavant, apprise par cœur. Mais comme l'oubli ne porte pas uniformément sur tout l'ensemble de ce qu'on a appris, mais seulement sur certains de ses éléments, il n'est peut-être pas sans intérêt de soumettre à un examen analytique quelques exemples de ces reproductions devenues incorrectes.

Un de mes jeunes collègues qui, au cours d'un entretien que j'eus avec lui, exprima l'avis que l'oubli de poésies en langue maternelle pouvait bien avoir les mêmes causes que l'oubli de mots faisant partie d'une phrase étrangère, voulut bien s'offrir comme sujet d'expérience, afin de contribuer à l'élucidation de cette question. Comme je lui demandais sur quelle poésie allait porter notre expérience, il me cita La fiancée de Corinthe, de Goethe, poème qu'il aimait beaucoup et dont il croyait savoir par cœur certaines strophes du moins. Mais voici qu'il éprouve, dès le premier vers, une incertitude frappante: «Faut-il dire: se rendant de Corinthe à Athènes, ou: se rendant d'Athènes à Corinthe?» J'éprouvai moi-même un moment d'hésitation, mais je finis par faire observer en riant que le titre du poème: «La fiancée de Corinthe» ne laisse aucun doute quant à la direction suivie par le jeune homme. La reproduction de la première strophe s'effectua assez bien ou, du moins, sans déformation choquante. Après le premier vers de la deuxième strophe, mon collègue sembla chercher un moment; mais il se reprit aussitôt et récita ainsi:

Aber wird er auch wilikommen scheinen,

Jetzt, wo jeder Tag was Neues bringt?

Denn er ist noch Heide mit den Seinen

Und sic sind Christen und – getauft.

(Mais sera-t-il le bienvenu – Maintenant que chaque jour apporte quelque chose de nouveau? – Car lui et les siens sont encore païens, – tandis qu'eux sont chrétiens et baptisés.)

Depuis quelque temps déjà, je l'écoutais un peu étonné mais après qu'il eut prononcé le dernier vers, nous reconnûmes tous deux qu'une déformation s'était glissée dans cette strophe. N'ayant pas réussi à la corriger, nous allâmes chercher dans la bibliothèque le volume des poésies de Goethe, et grand fut notre étonnement de constater que le deuxième vers de cette strophe avait été remplacé par une phrase qui était, d'un bout à l'autre, de l'invention du collègue. Voici le texte correct de ce vers:

Aber wird er auch willkommen scheinen,

Wenn er teuer nicht die Gunst erkauft?

(Mais sera-t-il le bienvenu – s'il n'achète pas cher cette faveur?)

D'ailleurs, le mot erkauft (du deuxième vers authentique) rime avec getauft (du quatrième vers), et il m'a paru singulier que la constellation de ces mots: païen, chrétien et baptisés ne lui ait pas facilité la reproduction du texte.

– Pourriez-vous m'expliquer, demandai-je à mon collègue, comment vous en êtes venu à oublier si complètement ce vers d'une poésie qui, d'après ce que vous prétendez, vous est si familière? et avez-vous une idée de la source d'où provient la phrase que vous avez substituée au vers oublié?

Il était à même de donner l'explication que je lui demandais, mais il était évident qu'il ne le faisait pas très volontiers. – La phrase. maintenant que chaque jour apporte quelque chose de nouveau, ne m'est pas inconnue; je crois l'avoir employée récemment en parlant de ma clientèle dont l'extension, vous le savez, est pour moi actuellement une source de grande satisfaction. Mais pourquoi ai-je mis cette phrase dans la strophe que je viens de réciter? Il doit certainement y avoir une raison à cela. Il est évident que la phrase: s'il n'achète pas cher cette faveur, ne m'était pas agréable. Cela se rattache à une demande en mariage qui a été repoussée une première fois, mais que je me propose de renouveler, étant donné que ma situation matérielle s'est améliorée. Je ne puis vous en dire davantage, mais il ne peut certainement pas m'être agréable de penser que, si ma demande est accueillie cette fois, ce sera par simple calcul, de même que c'est par calcul qu'elle a été repoussée ta première fois.

L'explication m'avait paru suffisante, et j'aurais pu, à la rigueur, m'abstenir de demander plus de détails. Je n'en insistai pas moins: Mais comment en êtes-vous venu, d'une façon générale, à introduire votre personne et vos affaires privées dans le texte de la Fiancée de Corinthe? Y aurait-il dans votre cas une différence de religion, comme entre les fiancés du poème de Goethe?

(Kommt ein Glaube neu,

wird oft Lieb'und Treu

wie ein böses Unkraut ausgerauft).

(Une nouvelle foi – arrache comme une mauvaise herbe – amour et fidélité).

Je n'ai pas deviné juste, mais j'ai pu constater à quel point une question bien orientée est capable d'éclairer un homme sur des choses dont il n'avait pas conscience auparavant. C'est ainsi que mon interlocuteur me regarda avec une expression de souffrance et de mécontentement, récita à mi-voix, comme pour lui-même, un autre passage du poème.

Sieh sie an genau [4]!

Morgen ist sie grau.

(Regarde-la bien – demain elle sera grise)

et ajouta: – Elle est un peu plus âgée que moi.

Ne voulant pas le peiner davantage, j'ai interrompu l'interrogatoire. J'étais suffisamment édifié. Mais ce qui était remarquable dans ce cas, c'est que dans mon effort pour remonter à la cause d'une lacune en apparence anodine de la mémoire, j'en sois venu à me trouver en présence de circonstances profondes, intimes, associées chez mon interlocuteur à des sentiments pénibles.

Voici maintenant un autre cas d'oubli d'une phrase faisant partie d'une poésie connue. Ce cas a été publié par M. C. G. Jung [5] et je le reproduis textuellement.

Un monsieur veut réciter la célèbre poésie (de Henri Heine): «Un pin se dresse solitaire, etc.» À la phrase qui commence par: «il a sommeil», il s'arrête impuissant, ayant complètement oublié les mots: «d'une blanche couverture [6].» Un pareil oubli dans un vers si connu m'a paru étonnant, et j'ai prié le sujet de reproduire librement tout ce qui lui passerait par la tête en rapport avec ces mots «d'une blanche couverture». Il en résulta la série suivante – À propos de couverture blanche, on pense à un linceul – à une toile avec laquelle on recouvre un mort – (pause) – et maintenant je pense à un ami cher – son frère vient de mourir subitement – il paraît qu'il est mort d'une attaque d'apoplexie – il avait d'ailleurs, lui aussi, une forte corpulence – mon ami a la même constitution et j'ai déjà pensé qu'il pourrait bien mourir de la même façon – il se donne probablement peu de mouvement – lorsque j'ai appris la mort, je suis devenu subitement anxieux, j'ai peur de mourir d'un accident semblable, car nous avons tous dans notre famille une tendance à l'embonpoint, et mon grand-père est mort, lui aussi, d'une attaque; je me trouve trop gros et j'ai commencé ces jours derniers une cure d'amaigrissement.

Le monsieur, ajoute M. Jung, s'est ainsi, sans s'en rendre compte, identifié avec le pin entouré d'un linceul blanc.

L'exemple suivant, dont je suis redevable à mon ami S. Ferenczi, de Budapest, se rapporte, non, comme les précédents, à des phrases empruntées à des poètes, mais au propre discours du sujet. Cet exemple nous met en présence d'un de ces cas, qui ne sont d'ailleurs pas très fréquents, où l'oubli se met au service de notre prudence, lorsque nous sommes sur le point de succomber à un désir impulsif. L'acte manqué acquiert alors la valeur d'une fonction utile. Une fois dégrisés, nous approuvons ce mouvement interne qui, pendant que nous étions sous l'empire du désir, ne pouvait se manifester que par un lapsus, un oubli, une impuissance psychique.

«Dans une réunion, quelqu'un prononce la phrase «tout comprendre, c'est tout pardonner.» Je remarque à ce propos que la première partie de la phrase suffit; vouloir «pardonner», c'est émettre une présomption, le pardon étant affaire de Dieu et de ses serviteurs. Un des assistants trouve mon observation très juste; je me sens encouragé et, voulant sans doute justifier la bonne opinion du critique indulgent, je déclare avoir eu récemment une idée encore plus intéressante. Je veux exposer cette idée, mais n'arrive pas à m'en souvenir. – Je me retire aussitôt et commence à écrire les associations libres qui me viennent à l'esprit. – Ce sont: d'abord le nom de l'ami qui a assisté à la naissance de l'idée en question et celui de la rue où elle est née; puis me vient à l'esprit le nom d'un autre ami, Max, que nous avons l'habitude d'appeler Maxi. Ceci me suggère le mot maxime et, à ce propos, je me souviens qu'il s'agissait alors, comme cette fois, de la modification d'une maxime connue. Mais, chose singulière, ce souvenir fait surgir dans mon esprit, non une maxime, mais ce qui suit: «Dieu a créé l'homme à son image» et la variante de cette phrase. «L'homme a créé Dieu à son image à lui.» À la suite de quoi, je retrouve aussitôt dans mes souvenirs ce que je cherchais:

«Mon ami me dit alors dans la rue Andrassy: «rien de ce qui est humain ne m'est étranger», à quoi je lui répondis, faisant allusion aux expériences psychanalytiques: «Tu devrais aller plus loin et avouer que rien de bestial ne t'est étranger.»

«Après avoir enfin retrouvé mon souvenir, je m'aperçus qu'il ne m'était guère possible d'en faire part à la société dans laquelle je me trouvais. La jeune femme de l'ami auquel j'ai rappelé la nature animale de notre inconscient se trouvait parmi les assistants, et je savais fort bien qu'elle n'était nullement préparée à entendre des choses aussi peu réjouissantes. L'oubli m'a épargné toute une série de questions désagréables de sa part et une discussion interminable. Telle fut sans doute la raison de mon «amnésie temporaire».

«Fait intéressant: l'idée de substitution s'est exprimée dans une proposition dans laquelle Dieu se trouvait descendu au niveau d'une invention humaine, tandis que la proposition que je cherchais insistait sur le rôle animal de l'homme. Donc, capitis diminutio dans les deux cas. Le tout n'est évidemment que la suite de l'enchaînement d'idées sur «comprendre et pardonner», provoqué par la conversation».

«À remarquer que si j'ai réussi à trouver rapidement la phrase cherchée, ce fut sans doute grâce à l'idée que j'ai eue de me retirer de la société qui infligeait à cette phrase une sorte de censure, pour m'isoler dans une pièce vide.»

J'ai, depuis, analysé de nombreux autres cas d'oubli ou de reproduction défectueuse de suites de mots et j'ai eu l'occasion de constater que le mécanisme de l'oubli, tel que nous l'avons dégagé dans les exemples aliquis et La fiancée de Corinthe, s'applique à la quasi généralité des cas. Il n'est pas toujours commode de communiquer ces analyses, car on est obligé le plus souvent, comme dans les précédentes, de toucher à des choses intimes et quelquefois pénibles pour le sujet de l'expérience; aussi m'abstiendrai-je de multiplier les exemples. Ce qui reste commun à tous les cas, en dépit des différences qui existent entre leurs contenus, c'est que les mots oubliés ou défigurés se trouvent mis en rapport, en vertu d'une association quelconque, avec une idée inconsciente, dont l'action visible se manifeste précisément par l'oubli.
[1] [2] [3]



Добавить комментарий

  • Обязательные поля обозначены *.

If you have trouble reading the code, click on the code itself to generate a new random code.