CHAPITRE VIII (2)

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Ses jambes hérissées de poils blancs frissonnaient. Il pria K. de lui passer une couverture du canapé; K. alla la chercher et dit à maître Huld:

«Vous vous exposez bien inutilement à prendre froid.

– Le motif en vaudrait la peine! dit l’avocat en se couvrant les épaules de l’édredon et s’emmaillotant les jambes dans la couverture. Votre oncle est mon ami, et vous, au cours du temps, vous m’êtes devenu cher aussi, je l’avoue franchement, je n’ai pas à en rougir.»

Ces touchants discours du vieillard ennuyèrent extrêmement K., car ils le contraignaient à s’expliquer longuement – ce qu’il eût aimé éviter – et le déconcertaient aussi, comme il devait se l’avouer pour être franc, bien que sa décision n’en fût pas amoindrie.

«Je vous remercie, dit-il, de votre bonne amitié, je rends hommage à vos efforts. Vous vous êtes occupé de mon affaire autant qu’il vous était possible et de la façon qui vous semblait la plus avantageuse pour moi, mais j’ai acquis ces derniers temps la conviction que ces efforts ne suffisaient pas. Je n’essaierai pas de convertir à mes opinions un homme qui a comme vous tellement plus d’âge et d’expérience que moi; si je l’ai parfois tenté involontairement, je vous prie de m’en excuser, mais l’affaire est trop importante; j’estime qu’il est nécessaire d’intervenir avec beaucoup plus d’énergie qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

– Je vous comprends, dit l’avocat, vous êtes impatient.

– Je ne suis pas impatient, dit K. un peu piqué et surveillant moins ses paroles. Vous avez dû remarquer qu’à ma première visite, lorsque je suis venu vous voir avec mon oncle, je m’inquiétais bien peu de mon procès; quand on ne me le rappelait pas de force, pour ainsi dire, je l’oubliais complètement. Mais mon oncle tenait à ce que je vous charge de me représenter et je lui ai obéi pour lui faire plaisir. J’eusse dû attendre désormais que le procès me pesât moins que jamais, car, si l’on se fait représenter, c’est tout de même pour se soulager de ses propres obligations. Mais c’est le contraire qui est arrivé… Mon procès ne m’a jamais causé autant de soucis que depuis que vous m’assistez. Quand j’étais seul, je ne m’en occupais pas, et j’en sentais à peine le poids; maintenant, avec un défenseur, tout était prêt pour qu’on avance, j’attendais votre intervention de plus en plus impatiemment, mais rien ne s’est jamais produit. Vous m’avez bien donné sur la justice divers renseignements que nul autre n’aurait peut-être pu me fournir. Mais cela ne saurait me suffire quand je sens mon procès rester dans les ténèbres au moment où il devient de plus en plus menaçant.»

K. avait écarté sa chaise et se tenait là les deux mains dans les poches en face de son avocat.

«Au bout d’un certain temps de métier, dit l’avocat tranquillement et à voix basse [15], on ne voit plus rien se produire de neuf. Que de clients se sont tenus ainsi devant moi à la même phase de leur procès et m’ont adressé le même langage!

– Eh bien! dit K., ces clients-là n’avaient pas moins raison que moi. Cela ne réfute pas ce que j’ai dit.

– Je n’avais pas l’intention de réfuter vos paroles, dit l’avocat, mais je voulais ajouter que je me serais attendu à plus de jugement de votre part, étant donné surtout que je vous ai donné sur la justice et sur mon rôle plus de lumières qu’à mes autres clients. Et maintenant il me faut voir que malgré tout vous manquez de confiance en moi! Vous ne facilitez pas ma tâche.»

Comme il s’humiliait devant K.! Il n’avait plus aucun égard pour l’honneur de sa profession qui est cependant si chatouilleux sur le chapitre de la dignité! Et pourquoi faisait-il cela? Il semblait être très occupé comme avocat; il était riche, par surcroît, il ne pouvait donc attacher grande importance à un manque à gagner ni à la perte d’un client. De plus, il était maladif et aurait dû chercher de lui-même à se délester d’un peu de travail. Et cependant il s’accrochait à K.! Pourquoi? Était-ce par sympathie personnelle pour l’oncle ou bien considérait-il réellement le procès de K. comme une affaire sensationnelle dans laquelle il pouvait espérer se distinguer, soit pour K., soit – possibilité qu’on ne devait jamais exclure – pour ses amis et la justice? Son attitude n’en disait rien à K., si brutalement qu’il examinât maître Huld. On aurait presque pu croire que l’avocat masquait ses sentiments à dessein pour attendre l’effet de ses mots; mais il interpréta sans doute le silence de K. beaucoup trop favorablement, car il poursuivit en ces termes:

«Vous n’avez certainement pas été sans remarquer que je n’occupe pas de secrétaire malgré l’importance de mon cabinet? Autrefois, c’était différent; il y eut un temps où je faisais travailler quelques jeunes juristes, mais aujourd’hui j’opère seul. Cela tient en partie à la modification de ma clientèle – car je me limite de plus en plus aux affaires du genre de la vôtre – et en partie à l’expérience que j’ai acquise de ces questions. J’ai vu que je ne pouvais confier à personne le soin de s’occuper de ces travaux sans risquer de pécher contre ma clientèle et les devoirs que j’assumais. Mais, pour tout faire par moi-même comme je l’avais résolu, j’ai été obligé de repousser presque toutes les demandes des gens qui venaient me trouver et n’ai plus pu céder qu’à ceux qui me tenaient particulièrement au cœur; passons; sans aller chercher loin, on trouverait pas mal d’individus qui se ruent sur mes moindres miettes. Je suis tout de même tombé malade à force de me surmener. Mais, malgré tout, je ne regrette pas ma décision; j’aurais peut-être dû refuser plus de causes que je n’ai fait, mais en tout cas j’ai eu le plaisir de vérifier que j’avais eu parfaitement raison de m’adonner complètement à celles dont je m’étais chargé; le succès couronne mes efforts. J’ai lu un jour une très belle formule qui caractérise parfaitement la différence qu’il y a entre l’avocat des causes ordinaires et celui des causes dont je m’occupe maintenant: le premier conduit son client jusqu’au jugement par un fil, mais l’autre le prend sur ses épaules dès le début et le porte, sans le déposer, jusqu’au jugement et même plus loin. C’est bien cela. Mais je me trompais peut-être un peu quand je disais que je ne me repens jamais de cet énorme labeur. Lorsqu’on le méconnaît trop, comme dans votre cas, alors, alors je me prends presque à le regretter [16]

Ces discours éveillèrent chez K. plus d’impatience que de conviction. Il devinait au ton de l’avocat ce qui l’attendait s’il cédait; les encouragements recommenceraient, on lui rappellerait que la requête avançait, que les employés de la justice avaient l’air mieux disposés, mais qu’il y avait aussi de grandes difficultés qui se mettaient à la traverse…, bref, on lui ressortirait pour la centième fois tout ce qu’il savait déjà jusqu’à l’écœurement, on recommencerait à le bercer d’espoirs trompeurs et à le tourmenter de menaces imprécises. Il fallait y couper court; c’est pourquoi il déclara:

«Que vous proposez-vous d’entreprendre pour moi si vous continuez à vous occuper de mon affaire?»

L’avocat se résigna à cette question blessante et répondit:

«Je continuerai les démarches que j’ai déjà entreprises pour vous.

– C’est bien ce que je pensais, dit K. Il est inutile d’insister.

– Je ferai encore une tentative, dit l’avocat, comme si c’était lui qui avait à souffrir les ennuis dont K. se plaignait. Il me semble en effet que si vous en êtes venu non seulement à juger faussement de la valeur de mon assistance juridique, mais encore plus généralement à vous conduire comme vous le faites dans cette affaire, c’est qu’on vous a témoigné trop d’égards, tout inculpé que vous êtes, ou plutôt qu’on vous a traité avec négligence, une négligence apparente s’entend. Ce n’était pas sans raison, mais il vaut souvent mieux être enchaîné que libre. Si vous connaissiez la façon dont on procède avec les autres accusés, peut-être en tireriez-vous une leçon. Vous allez voir, je vais appeler Block, ouvrez la porte et prenez place ici à côté de la table de nuit.

– Très volontiers,» dit K. en faisant ce que l’avocat lui demandait.

Il était toujours prêt à s’instruire. Mais, pour ne rien laisser au hasard, il demanda encore à maître Huld:

«Vous savez que je vous retire le soin de me représenter?

– Oui, dit l’avocat. Mais c’est une décision sur laquelle vous pouvez revenir aujourd’hui même.»

Il se recoucha dans son lit, tira l’édredon jusqu’à ses genoux et se tourna du côté du mur, puis il sonna.

Leni parut au même instant; elle jeta un coup d’œil rapide pour tâcher de voir ce qui s’était passé; le fait que K. restait assis tranquillement au chevet de maître Huld lui parut assez rassurant. K. la regardait fixement; elle lui adressa un sourire.

«Va chercher Block», dit l’avocat.

Mais au lieu d’y aller, elle se contenta de crier sur le seuil:

«Block! l’avocat!»

Puis, profitant probablement de ce que l’avocat restait tourné vers le mur sans s’inquiéter de ce qui se passait, elle se glissa derrière la chaise de K. De ce moment elle ne cessa de le déranger en se penchant sur le dossier ou en lui caressant les cheveux et les joues, très tendrement à vrai dire et avec beaucoup de prudence.

À bout de patience, K. essaya de l’en empêcher en l’attrapant par une main qu’elle finit par lui abandonner après une certaine résistance.

Block était arrivé aussitôt appelé, mais il restait sur le seuil et semblait se demander s’il devait entrer. Il levait les sourcils et penchait la tête comme pour épier, attendant sans doute que l’ordre fût répété. K. aurait voulu l’encourager à approcher, mais il avait décidé de rompre définitivement non seulement avec l’avocat, mais avec toute cette maison; aussi resta-t-il immobile. De son côté, Leni se taisait. Block, voyant qu’après tout on ne le chassait pas, entra sur la pointe des pieds, l’air anxieux, les mains crispées derrière le dos. Il avait laissé la porte ouverte pour pouvoir repartir à la première alerte…

Il ne vit pas K. Il n’avait d’yeux que pour le haut édredon sous lequel il ne pouvait pourtant même pas apercevoir l’avocat qui s’était étroitement rencogné contre le mur. Mais maître Huld fit entendre sa voix:

«Block est ici?» demanda-t-il.

Cette question atteignit Block – qui avait déjà fait du chemin – en pleine poitrine, puis en plein dos; il chancela, et, s’arrêtant, l’échine courbée, il déclara:

«Pour vous servir.

– Que veux-tu? demanda l’avocat. Tu viens à un bien mauvais moment.

– Ne m’a-t-on pas appelé?» demanda Block, s’interrogeant lui-même plutôt qu’il n’interrogeait l’avocat.

Il levait les mains pour se protéger et se tenait prêt à décamper.

«On t’a appelé, fit l’avocat, cela n’empêche pas que tu viens à un mauvais moment.»

Et il ajouta au bout d’un silence:

«Tu viens toujours à un mauvais moment.»

Depuis que l’avocat parlait Block ne regardait plus le lit; ses yeux se perdaient dans la contemplation d’on ne savait trop quel coin de la chambre; il ne jetait que de loin en loin un coup d’œil furtif sur le lit, comme si le regard que l’avocat lui lançait parfois de côté avait été trop aveuglant. Il ne lui était d’ailleurs pas moins difficile d’écouter, car maître Huld parlait contre le mur, à voix basse et très rapidement.

«Voulez-vous que je m’en aille? demanda Block.

– Puisque tu es là, dit l’avocat, tu peux rester.»

On eût pu croire que l’avocat, loin de satisfaire son client, l’avait menacé de le battre, car Block se mit alors à trembler réellement.

«Je suis allé hier, dit l’avocat, voir le troisième juge, mon ami, et j’ai amené petit à petit la conversation sur toi. Veux-tu savoir ce qu’il m’a dit?

– Oh! oui, je vous en prie», dit Block.

Et comme l’avocat ne se pressait pas de répondre, il répéta sa prière en s’inclinant comme s’il allait se mettre à genoux. Mais K. le tança vertement:

«Que fais-tu là?» lui cria-t-il.

Et comme Leni avait cherché à l’empêcher de parler, il lui saisit l’autre main. Ce n’était pas un geste d’amitié, aussi se mit-elle à gémir en cherchant à lui échapper.

Ce fut Block qui fut puni de l’exclamation de K. Maître Huld lui demanda:

«Qui est ton avocat?

– C’est vous.

– Et outre moi? demanda l’avocat.

– Personne, dit Block.

– N’obéis donc à personne qu’à moi.»

Block était parfaitement d’accord; il toisa K. d’un regard méchant et secoua vivement la tête en le regardant. Si l’on avait voulu traduire ce geste par des paroles, on n’aurait abouti qu’à de grossières insultes. Et c’était avec cet homme que K. avait voulu s’entretenir de sa propre affaire!

«Je ne te dérangerai plus, dit K., renversé sur son siège. Agenouille-toi, rampe à quatre pattes, et fais tout ce que tu voudras. Je ne m’en inquiéterai pas.»

Mais Block avait le sentiment de l’honneur, avec K. tout au moins, car il alla sur lui en agitant les poings et lui cria aussi fort qu’il osait en présence de l’avocat:

«Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi, ce n’est pas permis. Pourquoi m’offensez-vous? et ici, pour comble, devant M. l’Avocat qui ne nous tolère vous et moi que par pitié! Vous ne m’êtes pas supérieur, vous êtes accusé, vous aussi, vous avez aussi un procès. Mais, si vous restez un monsieur tout de même, moi aussi je suis un monsieur, si ce n’est pas un plus grand que vous. Et je veux qu’on me parle en s’adressant à moi comme tel, et surtout vous. Si vous vous croyez préféré parce que vous avez le droit de rester assis ici et d’écouter tranquillement pendant que je rampe à quatre pattes (pour employer votre expression), je vous rappelle le vieux dicton: «Il est meilleur pour un homme suspect de s’agiter que de se reposer, car celui qui se repose risque toujours sans le savoir de se trouver sur l’un des plateaux et d’être pesé dans la balance avec le poids de ses péchés.»

K. ne dit rien; il restait là, tout étonné, devant le trouble du client. Combien de fois ce Block n’avait-il pas changé d’attitude rien que pendant la dernière heure! Était le procès qui le ballottait ainsi de droite et de gauche sans lui permettre de distinguer qui était ami ou ennemi? Ne voyait-il donc pas que l’avocat l’humiliait intentionnellement et à seule fin de faire parade de sa puissance devant K., peut-être pour essayer de le subjuguer aussi? Mais si Block n’était pas capable de s’en rendre compte ou s’il craignait maître Huld à tel point que l’intelligence de la situation ne lui servît à rien, comment se faisait-il qu’il restât tout de même assez malin ou assez hardi pour tromper l’avocat en lui taisant tous ceux qu’il avait pris en dehors de lui pour l’assister? Et comment osait-il attaquer K. qui pouvait à chaque instant trahir son dangereux secret? Mais il osait bien pis, car, s’étant dirigé vers le lit de maître Huld, il alla jusqu’à se plaindre de K.:

«Monsieur l’Avocat, lui dit-il, avez-vous entendu comment cet homme m’a parlé? On peut compter les heures qu’a duré son procès et il voudrait déjà me donner des conseils, à moi qui en ai un depuis cinq ans. Il ose même m’insulter. Il ne sait rien et il m’insulte, moi qui ai étudié si scrupuleusement, dans la mesure où me le permettent mes faibles forces, ce qu’exigent les convenances, le devoir et les traditions judiciaires.

– Ne t’inquiète de personne, dit l’avocat, et fais ce qui te paraît juste.

– Certainement,» dit Block, comme pour s’encourager lui-même, et, risquant un rapide coup d’œil sur l’avocat, il s’agenouilla tout près du lit.


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