CHAPITRE VIII (1)

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K. se tourna vers lui; à peine le négociant s’en fut-il aperçu qu’il voulut se lever.

«Restez assis, dit K. en installant une chaise près de la sienne. Êtes-vous déjà un vieux client de l’avocat?

– Oui, dit le négociant, un très ancien client.

– Depuis combien d’années vous assiste-t-il?

– Je ne sais pas comment vous l’entendez, répondit l’autre. Dans les questions que soulèvent mes affaires – j’ai un gros commerce de grains – il me conseille depuis que je m’occupe de l’entreprise, c’est-à-dire quelque vingt ans, et pour mon procès – c’est de lui que vous vouliez sans doute parler – il me représente depuis le début, il y a déjà plus de cinq ans.

«Oui, beaucoup plus, ajouta-t-il en sortant un vieux portefeuille, j’ai tout inscrit ici; si vous le désirez je puis vous dire la date exacte; on n’arrive pas à tout retenir. Mon procès doit durer depuis bien plus longtemps, il a commencé peu après la mort de ma femme qui est survenue il y a plus de cinq ans et demi.»

K. se rapprocha encore de lui.

«Il s’occupe donc aussi, demanda-t-il, des questions de droit courantes?»

Cette combinaison des affaires et du droit lui paraissait extrêmement rassurante.

«Bien sûr» dit le négociant.

Puis il souffla à K.:

«On dit même qu’il est plus capable dans ce genre d’affaires que dans les autres.»

Mais il sembla se repentir d’en avoir trop dit, car, posant une main sur l’épaule de K., il ajouta:

«Je vous en supplie, ne me trahissez pas.»

K. lui frappa sur la cuisse pour le rassurer et lui dit:

«Non, je ne suis pas un traître.

– C’est qu’il est très rancunier, fit le négociant.

– Avec un client aussi fidèle que vous, dit K., il ne fera certainement rien.

– Oh! si! dit le négociant, quand il est excité, il ne se connaît plus; d’ailleurs on ne peut pas dire que je lui sois fidèle.

– Comment cela? demanda K.

– Dois-je vous le confier? demanda à son tour le négociant légèrement hésitant.

– Je pense que vous le pouvez, dit K.

– Eh bien, fit le négociant, je vais vous confesser une partie de mon secret, mais il faudra qu’à votre tour vous m’en révéliez un aussi pour que nous restions solidaires en face de l’avocat.

– Quelle prudence! dit K., mais soit, je vous confierai un secret qui vous rassurera complètement. En quoi consiste donc votre infidélité?

– J’ai, dit le négociant hésitant, et du même ton qu’il eût avoué quelque chose de déshonorant, j’ai d’autres avocats que lui.

– Ce n’est pas bien grave, dit K. un peu déçu.

– Ici, non, dit le négociant qui respirait péniblement depuis qu’il avait fait cet aveu mais commençait tout de même à reprendre un peu confiance sous l’impression de la réflexion de K. Seulement ce n’est pas permis; et c’est encore moins permis quand il s’agit d’avocats marrons. Or, c’est justement le cas. J’ai cinq avocats marrons.

– Cinq!» s’écria K.

C’était le nombre qui le plongeait dans l’étonnement.

«Cinq avocats en plus de celui-ci?»

Le négociant fit «oui» de la tête.

«Je suis en train de négocier avec un sixième.

– Mais pourquoi donc tant d’avocats? demanda K.

– J’ai besoin de tous!

– Pouvez-vous m expliquer comment?

– C’est bien facile, dit le négociant. Avant tout – c’est bien évident, je ne veux pas perdre mon procès. Aussi ne puis-je rien négliger de ce qui risque de me servir; même si l’espoir est très faible je n’ai pas le droit de ne pas courir ma chance. J’ai donc consacré à mon procès tout ce que je possède. J’ai retiré tout mon argent de mon entreprise; autrefois, mes bureaux garnissaient presque tout un étage; aujourd’hui, je me contente dans l’arrière-maison d’une petite pièce et d’un simple apprenti. Ce n’est pas seulement le retrait de l’argent qui a causé cette régression, c’est surtout la diminution de ma puissance de travail. Quand on veut faire quelque chose pour son procès on ne peut plus s’occuper de rien.

– Vous allez donc travailler vous-même à la justice? demanda K. C’est de cela précisément que j’aimerais vous entendre parler.

– Je ne peux pas vous apprendre grand-chose à ce sujet, dit le négociant, j’avais bien essayé de le faire au début, mais j’y ai vite renoncé. C’est un travail extrêmement épuisant dont on ne tire pas grand profit; il m’est vite devenu complètement impossible de travailler et de négocier dans les bureaux du tribunal. Le seul fait d’y rester assis et d’y attendre son tour demande déjà un gros effort, mais vous connaissez bien vous-même l’atmosphère de ces bureaux.

– Comment savez-vous donc que j’y suis allé? demanda K.

– Je me trouvais dans la salle d’attente au moment où vous y êtes passé.

– Quelle curieuse coïncidence! s’écria K. oubliant complètement, dans l’intérêt qu’il prenait pour ce fait, le ridicule du négociant. Vous m’avez donc vu traverser? Vous étiez dans, la salle d’attente au moment où je suis passé? Oui, en effet, j’y suis allé une fois.

– Ce n’est pas un bien grand hasard, fit le négociant, j’y suis presque tous les jours.

– Maintenant, dit K., je vais probablement y aller fréquemment moi aussi, mais j’y serai probablement reçu bien moins respectueusement que l’autre fois. Tout le monde s’était levé, on avait dû me prendre pour un juge.

– Non, dit le négociant, c’était pour l’huissier que nous nous étions levés. Pour vous, nous savions bien que vous étiez accusé. Ces nouvelles-là se répandent très vite.

– Vous le saviez déjà? dit K. Mon attitude a dû, dans ce cas, vous paraître bien orgueilleuse. Personne n’a rien dit dans ce sens?

– Non, fit le négociant, au contraire. Mais ce ne sont que des bêtises.

– Quelles bêtises? demanda K.

– Pourquoi me demandez-vous cela?» dit le négociant impatienté.

«Vous avez l’air de ne pas connaître encore ces gens et vous le prendrez peut-être mal. Il ne vous faut pas perdre de vue qu’au cours de ces longues procédures on parle souvent de bien des choses que la raison ne peut plus contrôler; on est beaucoup trop fatigué, bien des sujets vous laissent froid et on se rabat sur des superstitions. Je parle des autres, mais au fond je ne vaux pas mieux. L’une de ces superstitions consiste à croire qu’on peut lire l’issue du procès sur la tête de l’accusé, et surtout dans le dessin de ses lèvres. Les gens qui croient à de tels présages ont donc dit que d’après vos lèvres vous ne tarderiez certainement pas à être condamné. Je vous le répète, c’est un préjugé ridicule que l’expérience dément dans la plupart des cas, mais, quand on vit dans ce milieu, il est difficile d’échapper à de telles pensées. Vous n’avez pas idée de la force que peut avoir cette superstition. Vous avez parlé là-bas à un homme, n’est-ce pas? Il a à peine pu vous répondre. On peut avoir évidemment bien des raisons de se troubler, mais l’une d’entre elles, dans ce cas, était certainement l’aspect de votre bouche. Il a même raconté plus tard qu’il avait cru voir sur vos lèvres le signe de sa propre condamnation.

– Sur mes lèvres? demanda K. en sortant un miroir de poche dans lequel il se regarda. Je ne vois rien de particulier sur mes lèvres. Et vous?

– Moi non plus, dit le négociant, rien de rien.

– Que ces gens sont superstitieux! s’écria K.

– Ne vous l’avais-je pas dit? demanda le négociant.

– Se fréquentent-ils donc tellement? dit K. Échangent-ils donc leurs impressions? Jusqu’ici, je me suis tenu complètement à l’écart.

– En général, dit le négociant, ils ne se fréquentent pas; ce serait impossible; ils sont trop! ils ont d’ailleurs peu d’intérêts communs. S’il arrive parfois qu’un groupe s’en découvre, il ne tarde pas à voir qu’il s’est trompé. Rien ne peut se faire en commun contre le tribunal. Tout cas est examiné à part; il n’y a pas justice plus minutieuse. On ne peut donc parvenir à rien en se liguant. Des isolés arrivent parfois à obtenir quelque chose en secret, mais les autres ne l’apprennent qu’après, personne ne sait comment la chose s’est faite. Il n’y a pas de solidarité, on se rencontre bien de temps en temps dans les salles d’attente, mais on y parle peu. Les opinions superstitieuses existent déjà depuis très longtemps et se multiplient d’elles-mêmes.

– J’ai vu, dit K., ces messieurs faire antichambre là-bas, et leur attente m’a paru si inutile!

– L’attente n’est pas inutile, dit le négociant. Ce qui est inutile, c’est de se mêler personnellement de son procès. Je vous ai déjà dit qu’en dehors de maître Huld j’avais encore cinq avocats. On devrait donc penser – c’est ce que je faisais moi-même au début – que je peux leur laisser tout le soin de mon affaire. Ce serait entièrement faux. C’est encore moins facile que si je n’en avais qu’un. Vous ne me comprenez sans doute pas?

– Non, dit K. en posant sa main sur celle du négociant pour le calmer, car il allait beaucoup trop vite. Mais je vous prierai de parler un peu plus lentement, car tout cela a beaucoup d’importance pour moi, et je n’arrive pas bien à vous suivre.

– Vous faites bien de me le rappeler, déclara le négociant, vous êtes un nouveau, un néophyte; votre procès n’a que six mois, n’est-ce pas?

– Oui.

– J’en ai entendu parler; quel jeune procès! Mais moi voilà cent mille fois que je réfléchis à ces choses, elles sont toutes naturelles pour moi.

– Vous devez être heureux que votre procès soit déjà si avancé?» dit K., ne voulant pas lui demander directement où en étaient ses affaires.

La réponse qu’il reçut ne fut pas plus précise que sa question.

«Oui, dit le négociant en inclinant la tête, voilà déjà cinq ans que je pousse mon procès, ce n’est pas un petit travail!»

Puis il se tut un instant. K. épiait le retour de Leni. D’une part il n’eût pas aimé qu’elle revînt prématurément, car il avait encore beaucoup de questions à poser et ne voulait pas être surpris en entretien confidentiel avec le négociant; mais, d’autre part, il était irrité qu’elle restât, malgré sa présence, si longtemps auprès de l’avocat; le lait de poule ne justifiait pas une absence d’une telle durée.

«Je me rappelle encore le temps, fit le négociant – et K. fut tout de suite absorbé – je me rappelle encore le temps où mon procès avait à peu près l’âge du vôtre. Je n’avais alors pour avocat que maître Huld, mais je n’étais pas très content de lui.»

«Je vais tout savoir», pensa K. en hochant vivement la tête comme si ce geste pouvait encourager le négociant à dire tout ce qui valait d’être su.

«Mon procès, poursuivit M. Block, n’avançait pas; on fixait bien des interrogatoires, et je m’y rendais même toujours, je réunissais des documents, je présentais tous mes livres d’affaires – ce qui n’était même pas nécessaire, comme je l’ai appris plus tard – je ne cessais d’aller trouver mon avocat, il avait même présenté plusieurs requêtes à la justice…

– Plusieurs requêtes? demanda K.

– Mais oui, bien sûr, fit le négociant.

– Voilà, dit K., qui m’intéresse énormément, avec moi il en est encore à travailler à la première. Il n’a rien fait. Je vois maintenant qu’il me néglige honteusement.

– Il peut y avoir d’excellents motifs, dit le négociant, à ce que la requête ne soit pas encore finie. Pour les miennes, d’ailleurs, nous avons vu plus tard qu’elles n’avaient servi absolument à rien. J’ai pu en lire une moi-même grâce à la complaisance d’un employé. Elle était, je l’avoue, pleine d’érudition; mais au fond il n’y avait rien dedans: beaucoup de latin, que je ne comprends pas, et puis des pages et des pages d’appels à la justice, ensuite des flatteries pour certains fonctionnaires, qui n’étaient pas expressément nommés, mais que les initiés devaient pouvoir reconnaître, après cela le propre éloge de l’avocat, un éloge à propos duquel il se roulait devant la justice avec l’humilité d’un chien, et enfin l’examen de vieux cas judiciaires qui devaient ressembler au mien. Cet examen était fait, à vrai dire, autant que j’aie pu le suivre, avec le plus grand soin. Remarquez bien qu’en vous disant tout cela, je ne prétends pas juger le travail de l’avocat; d’ailleurs la requête que j’ai lue n’en était qu’une entre bien d’autres; mais, et c’est là le point dont je veux vous parler, de toute façon je n’ai jamais pu constater un seul progrès dans mon procès.

– Quel sorte de progrès vouliez-vous donc constater? demanda K.

– Votre question est fort sensée, dit le négociant en souriant; il est bien rare en ces sortes d’affaires qu’on puisse observer un progrès, mais je ne le savais pas alors. Je suis négociant, et je l’étais à cette époque encore plus que maintenant; j’aurais voulu des progrès tangibles, il eût fallu que tout cela s’organisât pour prendre fin ou que je visse l’affaire partie en bon chemin. Mais il ne se produisait que des interrogatoires qui se ressemblaient presque tous; je savais d’avance les réponses; je les connaissais comme une litanie; il m’arrivait plusieurs fois par semaine des employés de la justice au magasin, dans ma maison ou n’importe où, c’était évidemment gênant (à cet égard c’est bien mieux aujourd’hui, le téléphone me dérange moins); et puis le bruit de mon procès commençait à filtrer, des commerçants de mes amis le connaissaient, mes parents ne l’ignoraient plus; j’essuyais donc des dommages de partout, mais nul signe ne m’annonçait que les premiers débats dussent bientôt avoir lieu. J’allai donc me plaindre à mon avocat. Il me donna de longues explications, mais il refusa nettement de faire quoi que ce fût dans le sens que je désirais, disant que personne ne pouvait influer sur la date des débats et qu’il était absolument inimaginable de les hâter dans une requête, ainsi que je l’eusse voulu, que cela ne s’était jamais vu et ne pourrait que nuire et à lui et à moi. Je pensais que ce que celui-ci ne voulait ou ne pouvait pas, un autre le voudrait et le pourrait. Je cherchai donc d’autres avocats. Mais, j’aime mieux vous le dire tout de suite: nul d’entre eux n’a jamais demandé ni obtenu qu’on fixe une date pour les débats; c’est, à une réserve près, dont je vous parlerai plus tard, une chose réellement impossible; à cet égard maître Huld ne m’avait donc pas trompé; mais je n’ai pas eu à regretter non plus de m’être adressé à d’autres avocats. Maître Huld a dû vous parler assez souvent des avocats marrons et vous les a sans doute dépeints très méprisables, ce qui est d’ailleurs exact. Mais il lui échappe toujours, quand il se compare à eux, une petite faute sur laquelle je voudrais attirer votre attention au passage. Pour distinguer de ces gens-là les avocats de sa connaissance il dit toujours «les grands avocats», en parlant de ceux qu’il connaît. Le terme est faux; naturellement tout le monde peut se dire «grand» s’il lui plaît, mais, dans le cas qui nous occupe, c’est l’usage judiciaire qui fait autorité. Cet usage distingue bien, outre les avocats marrons, les grands et les petits avocats. Mais maître Huld et ses collègues ne sont que de petits avocats; les grands, dont je n’ai jamais qu’entendu parler et que je n’ai jamais pu voir, sont d’un rang aussi supérieur à celui des petits avocats que les petits avocats eux-mêmes sont supérieurs à ces avocats marrons qu’ils méprisent.

– Les grands avocats? demanda K. Qui est-ce? Comment peut-on les voir?

– Vous n’avez donc, dit le négociant, jamais entendu parler d’eux? Il n’y a peut-être pas un accusé qui, après en avoir entendu parler, n’ait rêvé d’eux pendant un temps. Ne vous laissez pas aller à une pareille faiblesse. Qui sont-ils? Je n’en sais rien. Quant à les voir, c’est impossible. Je ne connais pas un seul cas dont on puisse affirmer sûrement qu’ils se soient mêlés. Ils défendent bien quelques clients, mais cela ne dépend pas du désir de l’accusé; ils ne défendent que qui ils veulent; il faut sans doute, pour qu’ils s’occupent d’une cause, qu’elle soit déjà sortie du ressort des petits tribunaux. D’ailleurs, il vaut mieux ne pas penser à eux; autrement – j’en ai fait l’expérience personnelle – on se met à trouver les consultations, les conseils et l’assistance des autres si bêtes et si inutiles qu’on aimerait mieux tout envoyer au diable, aller se coucher et ne plus rien savoir, ce qui serait naturellement encore plus stupide; et puis on ne resterait pas longtemps tranquille au lit.

– Vous n’avez donc jamais songé aux grands avocats? demanda K.

– Pas longtemps, dit le négociant en recommençant à sourire. Malheureusement, on n’arrive pas à les oublier complètement, c’est une idée qui vous tracasse surtout la nuit, Mais à ce moment-là je voulais obtenir des résultats qui fussent immédiats, c’est pourquoi je suis allé trouver les avocats marrons.

– Comme vous voilà près l’un de l’autre!» s’écria Leni qui était revenue avec sa tasse et se tenait sur le pas de la porte.

Ils étaient vraiment près l’un de l’autre; au moindre mouvement, leurs têtes se seraient cognées; le négociant, qui n’était pas seulement petit, mais aussi légèrement bossu, obligeait K. à se tenir penché très bas pour entendre ce qu’il disait:
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