CHAPITRE VII (1)

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– Je voulais remporter la tasse», disait Leni.

Il y avait encore un dernier serrement de mains; l’avocat s’essuyait la bouche et recommençait à exhorter K. avec une vigueur nouvelle.

Mais que voulait-il? L’encourager? Ou le désespérer complètement? K. ne pouvait pas le démêler, mais il ne tarda pas à tenir pour certain que sa défense n’était pas en bonnes mains.

Il se pouvait fort bien que l’avocat dît vrai quoiqu’il cherchât évidemment à se donner le premier rôle et qu’il n’eût jamais eu à s’occuper d’un procès aussi important que lui semblait celui de K. Mais ces relations qu’il faisait toujours valoir avaient un air réellement suspect; ne les utilisait-il vraiment qu’au profit de K.? Il n’oubliait jamais de dire qu’il ne s’agissait que de fonctionnaires subalternes, par conséquent d’employés extrêmement dépendants, dont l’évolution du procès pouvait, en certains cas, favoriser l’avancement. N’étaient-ce pas eux, après tout, qui utilisaient l’avocat pour obtenir l’évolution désirée, évolution nécessairement nuisible à l’accusé? Peut-être n’agissaient-ils pas ainsi dans tous les procès, ce n’eût pas été vraisemblable, il y avait sûrement des causes dans lesquelles ils donnaient un coup de main à l’avocat pour le récompenser de ses services, car ils devaient avoir à cœur de lui conserver sa réputation; mais si les choses se passaient vraiment ainsi, dans quel sens interviendraient-ils à propos du procès de K. qui était très épineux, comme le disait maître Huld, et devait donc constituer un événement sensationnel qui avait sûrement accaparé dès le début toute l’attention du tribunal? Hélas! il n’y avait pas grand doute à conserver. On voyait bien que la première requête n’était pas encore envoyée, et pourtant le procès durait depuis des mois. Rien n’en était encore qu’au début, d’après ce que disait l’avocat; la méthode était évidemment excellente si l’on voulait endormir l’accusé et le maintenir dans l’inaction pour qu’il restât surpris par le verdict ou tout au moins par le résultat de l’enquête quand on lui apprendrait inopinément qu’elle avait été défavorable et que l’affaire était renvoyée devant un tribunal supérieur.

Il était absolument nécessaire que K. intervînt lui-même. C’était surtout quand il était très fatigué, comme en cette matinée d’hiver où tout le trouvait aboulique, que cette conviction devenait despotique. Il avait oublié ses mépris du début; s’il avait été seul au monde, il aurait pu négliger son procès, en admettant qu’on le lui eût intenté, ce qui ne serait pas arrivé. Mais maintenant son oncle l’avait mené chez l’avocat, et des considérations de famille entraient en jeu; sa situation avait cessé d’être complètement indépendante de l’évolution du procès, il avait même imprudemment parlé lui-même à des amis de cette affaire avec une inexplicable satisfaction; d’autres l’avaient apprise on ne savait comment; ses relations avec Mlle Bürstner semblaient être restées en suspens en même temps que son litige… bref, il n’avait guère plus le choix d’accepter ou de refuser le procès; il s’y trouvait en plein et il fallait se défendre; s’il se fatiguait, gare à lui!

Il n’avait pas encore trop à s’inquiéter pour le moment. Il avait su arriver à la banque, en un temps relativement court, et à la force du poignet, à la place qu’il occupait; il avait su s’y maintenir entouré de l’estime de tous, il n’avait donc qu’à consacrer à son procès une partie des facultés qui lui avaient permis une telle ascension; nul doute alors que tout ne finît bien; il était surtout nécessaire, s’il voulait parvenir au but, d’éliminer a priori toute idée de culpabilité. Il n’y avait pas de délit, le procès n’était pas autre chose qu’une grande affaire comme il en avait souvent traité avantageusement pour la banque, une affaire à propos de laquelle, comme de règle, divers dangers se présentaient auxquels il lui fallait parer. Il ne devait donc pas arrêter son esprit sur l’idée d’une faute, mais songer uniquement à son propre intérêt. À cet égard il était nécessaire de retirer à l’avocat le droit de le représenter, et le plus tôt serait le mieux; c’était peut-être, comme cet homme le lui avait dit, une chose complètement inouïe et un geste extrêmement blessant, mais K. ne pouvait pas admettre qu’il se heurtât dans son procès à des obstacles qui vinssent de son propre défenseur. Une fois l’avocat évincé, il fallait envoyer la requête immédiatement et là-dessus insister ferme, et chaque jour s’il se pouvait, pour qu’on la prît en considération. Il ne suffirait évidemment pas pour cela de rester comme les autres assis dans le couloir et de poser son chapeau sous le banc, il faudrait harceler chaque jour les employés, les faire assiéger par les femmes ou par quelque tiers que ce fût, et les contraindre à s’asseoir à leur table et à étudier la requête au lieu de regarder dans le couloir à travers le grillage de bois. Nulle relâche dans ces efforts, il faudrait tout organiser et surveiller parfaitement; il faudrait que la justice se heurtât une bonne fois à un accusé qui sût se défendre.

Mais, bien que K. se fiât à lui-même pour exécuter ce programme, il était écrasé par la difficulté de rédiger la première requête. Une semaine auparavant il ne pensait encore qu’avec une sorte de honte qu’il pût être obligé un jour de rédiger ce document de sa propre main, mais que ce dût être difficile, il n’y avait jamais songé. Il se rappelait qu’un matin où il était accablé de travail il avait tout jeté de côté et pris subitement son bloc-notes pour essayer de tracer le plan d’une requête de ce genre qu’il destinait à son lent avocat, et qu’à ce moment la porte s’était ouverte, livrant passage au directeur adjoint qui était entré en éclatant de rire.

Ce rire avait alors été très pénible à K., bien qu’il ne visât naturellement pas la requête, dont le directeur adjoint ne savait rien, mais une plaisanterie financière qu’il venait d’apprendre à l’instant. Il avait fallu un dessin pour la faire comprendre et le directeur adjoint l’avait exécuté, en se penchant sur la table de K. et en lui prenant le crayon des mains, sur le bloc destiné à la requête.
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