CHAPITRE VI (1)

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– Qui verrais-je donc, ajouta l’avocat, sinon les gens de mon rayon?»

C’était dit sur un ton si irréfutable que K. ne répondit pas un mot.

«Vous travaillez pourtant, aurait-il voulu dire – et de fait il ne put s’empêcher de l’articuler nettement – pour la justice du palais de justice et non pas pour celle du grenier?

– Songez donc, poursuivit alors l’avocat sur le ton de quelqu’un qui explique par parenthèse une chose toute naturelle, songez donc que ces relations-là servent beaucoup ma clientèle, et à bien des égards. Je ne devrais même pas le dire. Naturellement ma maladie me gêne beaucoup pour le moment, mais j’ai toujours à la justice de bons amis qui viennent me voir et j’apprends tout de même les nouvelles. Peut-être plus vite que bien des gens qui passent leur temps au tribunal. C’est ainsi que j’ai là en ce moment une personne qui m’est très chère.»

Et il montrait un coin obscur.

«Où donc?» demande K. presque impertinemment sous le coup de la première surprise.

Il regarda perplexement autour de lui; la lumière de la petite bougie était loin de porter jusqu’au mur d’en face. Mais, de fait, quelque chose commença à se remuer dans le coin. À la lumière de la bougie que l’oncle levait maintenant, on découvrit un monsieur d’un certain âge assis près d’une petite table. Il avait dû retenir son souffle pour arriver à rester si longtemps inaperçu; il se leva cérémonieusement, visiblement mécontent de voir qu’on avait attiré l’attention sur lui, et agita ses mains comme de petites ailes pour exprimer qu’il refusait toute présentation et tout salamalec, qu’il ne voulait en aucune façon gêner les autres et suppliait qu’on le laissât dans son obscurité et qu’on oubliât sa présence. Mais ce n’était plus faisable.

«Vous nous avez surpris», dit l’avocat pour expliquer.

Et il l’encourageait du geste à approcher, ce que l’autre fit lentement en regardant autour de lui avec mille hésitations, mais non sans dignité.

«M. le chef de bureau… – Ah! pardon! je ne vous ai pas encore présentés. – Voici mon ami Albert K. et son neveu, M. le fondé de pouvoir Joseph K.; et voici M. le chef de bureau. M. le chef de bureau a eu l’amabilité de venir me voir. Un profane ne peut soupçonner tout le prix de cette visite; pour s’en douter il faut être initié, il faut connaître le travail qui accable ce cher monsieur. Il est donc venu malgré tout et nous étions en train de causer paisiblement, dans la mesure où ma faiblesse le permettait. Nous n’avions pas défendu à Leni de laisser entrer les visites, car nous n’en attendions aucune, nous pensions que nous resterions seuls. C’est à ce moment, mon cher Albert, que se sont produits tes coups de poing contre la porte, et M. le chef de bureau s’est retiré dans un coin avec la chaise et la table; mais je m’aperçois que, si nous le désirons, nous avons un sujet de conversation commun; réunissons-nous donc à nouveau… Monsieur le chef de bureau… ajouta-t-il en inclinant la tête avec un sourire servile et en montrant un fauteuil près du lit.

– Je ne puis plus, hélas! rester que quelques minutes, dit aimablement le chef de bureau en s’asseyant profondément dans le fauteuil et en regardant sa montre. Les affaires m’appellent. Mais je ne veux pas laisser passer l’occasion de faire la connaissance d’un ami de mon ami.»

Et il adressa une petite courbette à l’oncle qui parut très satisfait de ce nouvel ami; son tempérament l’empêcha, à dire vrai, de manifester ses sentiments, mais il accompagna les paroles du chef de bureau d’un rire aussi bruyant que gêné. Horrible tableau! K. pouvait le contempler tout à son aise, car personne ne s’occupait de lui. Le chef de bureau, du moment qu’on l’appelait à concourir à l’entretien, saisit, suivant son habitude, le dé de la conversation. L’avocat, dont la faiblesse précédente n’avait peut-être été destinée qu’à éloigner les nouveaux visiteurs, se mit à écouter attentivement, la main à l’oreille, et l’oncle qui n’avait pas lâché la bougie – il la balançait sur sa cuisse et l’avocat regardait souvent ce manège avec inquiétude – l’oncle eut bientôt oublié toute gêne pour s’adonner au ravissement où le plongeaient l’éloquence du chef de bureau et les gestes onduleux dont il accompagnait son discours. K., qui s’appuyait au montant du lit, fut complètement négligé, peut-être même avec intention, par le chef de bureau, et ne servit que d’auditeur aux vieux messieurs. Il savait d’ailleurs à peine de quoi il était question, il laissait errer ses pensées, tantôt songeant à l’infirmière et à la brusquerie avec laquelle l’oncle l’avait traitée, tantôt se demandant s’il n’avait pas déjà vu la tête du chef de bureau. Peut-être était-ce au milieu du public de son premier interrogatoire? Peut-être aussi se trompait-il; quoi qu’il en fût, le chef de bureau aurait été admirablement fait pour figurer parmi les vieux messieurs à barbe rare du premier rang de l’auditoire. [11]Passage supprimé par l’auteur - Cet éloge laissa la jeune fille insensible; elle parut le rester encore lorsque l’oncle dit: «Il se peut. Mais je t’adresserai quand même une infirmière dès aujourd’hui s’il y a moyen. Si elle ne fait pas l’affaire, rien ne t’empêchera de la congédier, mais fais-moi le plaisir de l’essayer. Dans l’atmosphère et le silence où tu vis, on se sent mourir. – Ce n’est pas toujours aussi calme, dit l’avocat. Je n’accepterai ton infirmière que si c’est nécessaire. – C’est nécessaire», dit l’oncle.
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