CHAPITRE VI (1)

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«Ouvrez! cria l’oncle en frappant du poing, ce sont des amis de monsieur l’avocat.

– Monsieur l’avocat est malade», chuchota quelqu’un derrière eux.

C’était un monsieur en robe de chambre, debout sur le seuil d’une porte, à l’autre extrémité du couloir, qui avait fait cette déclaration d’une voix extrêmement basse. L’oncle, déjà furieux de sa longue attente, se retourna d’un coup pour crier:

«Malade? vous dites qu’il est malade?» et il s’avança d’un air menaçant comme si ce monsieur eût représenté la maladie elle-même.

«On vous ouvre», dit le monsieur en montrant la porte de l’avocat, puis il referma sa robe de chambre et disparut.

La porte s’était vraiment ouverte. Une jeune fille – K. reconnut les yeux noirs du judas, c’étaient des yeux un peu saillants – une jeune fille se tenait dans le vestibule, enveloppée d’un long tablier blanc et une bougie à la main.

«Une autre fois, vous ouvrirez un peu plus tôt, dit l’oncle avant de la saluer, tandis que la jeune fille faisait une petite courbette. Viens, Joseph, dit-il ensuite à K.

– Monsieur l’avocat est malade», dit la jeune fille en voyant que l’oncle se dirigeait vers l’une des portes sans prendre le temps de s’arrêter.

K. ne cessait de la regarder avec étonnement bien qu’elle se fût déjà retournée pour refermer. Elle avait une figure poupine et toute ronde; non seulement ses pâles joues et son menton, ses tempes elles-mêmes étaient rondes, et son front était rond aussi.

«Joseph!» cria encore l’oncle, puis il demanda à la jeune fille: «C’est le cœur sans doute?

– Je crois», dit la jeune fille qui était revenue leur montrer le chemin avec sa lumière et leur ouvrir la porte de la chambre.

Dans un angle de cette pièce, où la lueur de la bougie ne pénétrait pas encore, un visage à longue barbe s’éleva au-dessus du lit:

«Qui vient donc là, Leni? demanda l’avocat, aveuglé par la lumière.

– C’est Albert, c’est ton vieil ami, dit l’oncle.

– Hélas! Albert, fit l’avocat en se laissant retomber sur son oreiller comme s’il n’avait rien à cacher à ce visiteur.

– Cela va-t-il tellement mal? demanda l’oncle en s’asseyant sur le bord du lit. Je ne pense pas, c’est un accès de faiblesse cardiaque comme tu en as déjà eu si souvent et qui passera comme les autres.

– C’est possible, fit l’avocat à voix basse, mais il est pire que tous les autres. J’ai peine à respirer, je ne dors pas et je perds mes forces chaque jour.

– Ah! Ah! dit l’oncle en appuyant son panama de sa grande main sur son genou. Voilà de mauvaises nouvelles! Es-tu bien soigné, tout au moins? il fait si triste ici, si sombre. Il y a déjà longtemps que je ne suis plus venu, il me semble qu’autrefois ta maison était plus gaie. Ta petite demoiselle a l’air d’être bien triste, elle aussi, à moins que ce ne soit un masque.»

La jeune fille restait toujours avec sa bougie près de la porte; autant que le vague de son regard permît de s’en rendre compte, elle semblait regarder K. plutôt que l’oncle, même quand celui-ci parlait d’elle.

K. s’appuyait sur un siège qu’il avait poussé à proximité de la jeune fille.

«Quand on est malade comme moi, dit l’avocat, on a besoin de repos; ce calme n’est pas triste pour moi.»

Il ajouta au bout d’un moment:

«Et puis Leni me soigne bien, elle est gentille [11]

Mais l’oncle ne fut pas convaincu, il était visiblement prévenu contre la jeune infirmière; il eut beau ne pas répondre à l’avocat, il ne cessa de la suivre d’un regard sévère quand il la vit aller vers le lit, poser la bougie sur la table de nuit, se pencher sur maître Huld et chuchoter avec lui en rangeant les oreillers.

Oubliant presque tout égard pour le malade, il se leva et se mit aller et venir derrière elle d’un tel air que K. n’eût pas été étonné de le voir attraper cette femme par la robe et la repousser loin du lit; quant à lui, il observait avec calme; la maladie de l’avocat ne lui était pas entièrement désagréable, car, s’il n’avait pu s’opposer au zèle que l’oncle voulait déployer pour sa cause, il acceptait volontiers que le cours de ce zèle fût détourné sans intervention de sa part. L’oncle déclara, peut-être uniquement pour offenser la garde-malade:

«Mademoiselle, laissez-nous un instant, s’il vous plaît, j’ai une affaire personnelle à discuter avec mon ami.»

L’infirmière, qui était encore profondément penchée sur l’avocat et s’occupait de border le lit du côté du mur, détourna seulement la tête et répondit sur un ton calme qui contrastait étrangement avec les propos de l’oncle, tantôt hachés par la fureur, tantôt d’un débit débordant:

«Vous voyez bien que monsieur est si malade qu’il ne peut discuter nulle affaire en ce moment.»

Elle n’avait sans doute répété l’expression de l’oncle que pour plus de commodité, mais, même à un indifférent, l’intention pouvait paraître ironique; aussi l’oncle sursauta-t-il comme si on l’avait piqué.

«Quelle diablesse!» s’écria-t-il d’une voix à peine compréhensible dans le premier gargouillement de l’émotion.

K., prenant peur, bien qu’il se fût attendu à quelque chose de ce genre, courut à l’oncle avec l’intention arrêtée de lui fermer la bouche des deux mains, le malade se redressa heureusement à ce moment, sa silhouette surgit derrière la jeune fille; l’oncle fit l’horrible grimace d’un monsieur qui avale une chose répugnante, puis déclara plus calmement:

«Je n’ai pas encore perdu la raison, mademoiselle. Si ce que je demande n’était pas possible, je ne le demanderais pas. Maintenant, laissez-nous, s’il vous plaît.»

L’infirmière se tenait debout, au chevet du lit, la tête tournée en plein vers l’oncle; K. crut remarquer qu’elle caressait la main de l’avocat.

«Tu peux tout dire devant Leni, fit le malade d’un ton suppliant.

– La chose ne me concerne pas, dit l’oncle, ce n’est pas de mon secret qu’il s’agit», et il se retourna comme pour indiquer qu’il ne voulait plus discuter, mais qu’il laissait encore un instant de réflexion à son interlocuteur.

«De qui s’agit-il donc? demande l’avocat d’une voix mourante en se recouchant.

– De mon neveu, je l’ai fait venir ici, et il présenta: M. le fondé de pouvoir Joseph K.

– Oh! dit le malade plus vivement en avançant la main vers K.; excusez-moi, je ne vous avais pas vu.

– Va, Leni», dit-il ensuite à l’infirmière qui ne fit plus aucune difficulté, et il lui tendit la main comme si elle partait pour longtemps.

«Tu n’es donc pas venu, dit-il enfin à l’oncle qui s’était rapproché plus amicalement, tu n’es pas venu pour le malade, mais pour l’affaire.»

Il semblait que l’idée qu’on vînt le voir à cause de sa maladie l’eût paralysé jusqu’alors tant il parut ravigoté à partir de ce moment-là. Il restait appuyé sur un coude, ce qui devait être assez fatigant, et il tiraillait constamment une mèche de sa grande barbe.

«Tu as l’air d’aller déjà bien mieux, dit l’oncle, depuis que cette sorcière est partie.»

Il s’interrompit pour souffler «Je parie qu’elle écoute», et bondit vers la porte.

Mais personne n’était derrière, l’oncle revint, non point déçu – car l’absence de l’infirmière lui paraissait encore pire – mais irrité.

«Tu te méprends sur son compte», dit l’avocat sans la défendre davantage – peut-être pour marquer qu’elle n’en avait pas besoin.

Puis il continua d’un ton plus cordial:

«Quant à l’affaire de monsieur ton neveu, je m’estimerais évidemment heureux si mes forces pouvaient suffire à une tâche aussi pénible; je crains beaucoup qu’elles ne soient pas à la hauteur de la situation, mais je ne ménagerai rien; si je ne peux pas faire face à tout il sera toujours temps de m’adjoindre un confrère. À parler franc, cette cause m’intéresse trop pour que je renonce d’avance à m’en occuper personnellement. Si mon cœur me lâche trop tôt il aura du moins trouvé une digne occasion de le faire.»

K. pensait ne pas comprendre un mot de tous ces discours, il ne cessait de regarder l’oncle pour y trouver un sens, mais celui-ci restait assis avec sa bougie à la main, sur la petite table de nuit d’où une bouteille de potion avait déjà roulé sur le tapis: il approuvait d’un hochement de tête les moindres mots de l’avocat, se montrait d’accord sur tous les points, et adressait de temps à autre à son neveu un regard qui l’exhortait à la même approbation. L’oncle avait-il déjà parlé de ce procès? Mais non, c’était chose impossible, tout ce qui avait précédé la scène infirmait cette supposition. Aussi dit-il:

«Je ne comprends pas.

– Me serais-je mépris? demanda l’avocat aussi surpris et embarrassé que K.; ma précipitation m’a peut-être lancé sur une fausse piste? De quoi vouliez-vous donc me parler? Je pensais qu’il s’agissait de votre procès.

– Naturellement», dit l’oncle, et il demanda à K.: «Que veux-tu donc?

– Mais, dit K., d’où savez-vous donc quoi que ce soit de moi et de mon procès?

– Ah! c’était ça! dit l’avocat en souriant, vous savez pourtant bien que je suis avocat: je fréquente les gens de justice, on parle toujours des procès et on retient ceux qui vous frappent le plus, surtout quand il s’agit du neveu d’un ami. Il n’y a rien là de surprenant, me semble-t-il.

– Que veux-tu donc encore? dit l’oncle à K.; tu as l’air inquiet.

– Vous fréquentez les gens de justice? demanda K.

– Mais oui!» dit l’avocat.

Et l’oncle déclara:

«Tu questionnes comme un enfant.
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