CHAPITRE II (1)

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«Venez, venez», disait-il.

K. se laissa conduire; il s’aperçut que la cohue laissait un étroit passage qui devait séparer deux partis; c’était d’autant plus vraisemblable que tout le long des deux premières rangées, celle de droite et celle de gauche, il ne vit pas un seul visage tourné vers lui, mais seulement les dos de gens qui n’adressaient leurs discours et leurs gestes qu’à une moitié de l’assemblée. La plupart étaient vêtus de noir et portaient de longues redingotes de cérémonie qui pendaient mollement sur leurs corps. C’était ce vêtement qui désorientait K.; sans lui il aurait cru se trouver dans une réunion politique [7].

À l’autre bout de la pièce, où on le conduisit, une petite table avait été posée en large sur une estrade basse et couverte de gens comme le reste de la salle; derrière la table, près du bord de cette estrade, un petit homme gras et essoufflé était assis, en train de parler, au milieu de rires bruyants, avec un homme qui se tenait debout derrière lui, les jambes croisées et les coudes appuyés sur le dossier de la chaise de son interlocuteur. Il agitait parfois les bras en l’air comme pour caricaturer quelqu’un; le jeune homme qui conduisait K. eut peine à exécuter sa mission. Il avait déjà cherché par deux fois, en se levant sur la pointe des pieds, à annoncer son visiteur sans parvenir à se faire voir du petit homme. Ce ne fut que quand l’une des personnes de l’estrade eut attiré son attention sur le garçon que le petit homme se retourna et écouta en se penchant la communication que l’autre lui chuchota. Puis il sortit sa montre et jeta un bref regard sur K.

«Vous auriez dû vous présenter, dit-il, il y a une heure et cinq minutes.»

K. voulut répondre quelque chose, mais il n’en eut pas le temps, car, à peine l’homme eut-il fini de parler, qu’un murmure général s’éleva dans la moitié droite de la salle.

«Vous auriez dû vous présenter il y a une heure et cinq minutes,» répéta alors l’homme en élevant la voix et en jetant les yeux sur le public.

La rumeur enfla subitement, puis, l’homme ne disant plus rien, s’apaisa petit à petit. Le calme était maintenant plus grand qu’au moment de l’entrée de K. Seuls les gens de la galerie ne cessaient de faire leurs remarques. Autant qu’on pût les distinguer dans la pénombre, la poussière et la fumée, ils semblaient bien plus mal vêtus que ceux d’en bas. Beaucoup d’entre eux avaient apporté des coussins qu’ils avaient mis entre leur tête et le plafond pour ne pas se cogner le crâne.

K., ayant décidé d’observer plus que de parler, renonça à s’excuser de son prétendu retard et se contenta de déclarer:

«Que je sois venu trop tard ou non, maintenant je suis ici.»

Les applaudissements retentirent de nouveau dans la moitié droite de la salle.

«Les faveurs de ces gens sont faciles à gagner», pensa K. inquiet seulement du silence de la moitié gauche devant laquelle il se tenait et d’où ne s’étaient élevées que des approbations isolées. Il se demanda ce qu’il pourrait dire pour gagner tout le monde d’un seul coup ou, si ce n’était pas possible, pour s’acquérir au moins un temps la sympathie de ceux qui s’étaient tus jusque-là.

«Oui, lui répondit alors le petit homme, mais je ne suis plus obligé de vous écouter maintenant.»

Le murmure recommença, mais il prêtait cette fois à des malentendus, car l’homme continuait à parler tout en faisant signe aux gens de se taire:

«Je le ferai pourtant aujourd’hui, une fois encore, par exception. Et maintenant avancez.»

Quelqu’un sauta au pied de l’estrade, laissant à K. une place libre qu’il vint prendre. Il se trouvait collé contre le bord de la table et il y avait une telle presse derrière lui qu’il était obligé de résister aux gens pour ne pas risquer de renverser la table du juge d’instruction et peut-être le juge avec.

Mais le juge d’instruction ne s’en inquiétait pas le moins du monde, il était confortablement assis sur sa chaise. Après avoir dit un mot à l’homme qui se tenait derrière lui, il saisit un petit registre, le seul objet qui se trouvât là. On eût dit un vieux cahier d’écolier tout déformé à force d’avoir été feuilleté.

«Voyons donc, dit le juge d’instruction en tournant les pages du registre et en s’adressant à K. sur le ton d’une constatation, vous êtes peintre en bâtiment?

– Non, dit K., je suis fondé de pouvoir d’une grande banque.»

Cette réponse fut saluée par le parti de droite d’un rire si cordial que K. ne put s’empêcher de faire chorus. Les gens avaient posé leurs mains sur leurs genoux et se secouaient comme dans un terrible accès de toux; le juge d’instruction, furieux et ne pouvant sans doute rien contre le parterre, chercha à se dédommager sur la galerie et la menaça en fronçant ses sourcils, qu’on ne remarquait pas d’ordinaire, mais qui parurent hérissés, noirs et terribles en ce moment d’irritation.

La moitié gauche de la salle avait conservé tout son calme; les gens restaient bien alignés, le visage tourné vers l’estrade et écoutaient aussi tranquillement le vacarme d’en haut que celui d’à côté; ils laissaient même certains d’entre eux sortir des rangs et se mêler de temps en temps à l’autre parti. Ces gens de gauche, qui étaient d’ailleurs les moins nombreux, n’étaient peut-être pas plus forts au fond que ceux de droite, mais le calme de leur conduite leur donnait plus d’autorité. Lorsque K. se mit à parler, il se sentait convaincu qu’ils étaient de son avis.

«Vous m’avez demandé, dit-il, monsieur le Juge d’instruction, si je suis peintre en bâtiment; ou, pour mieux dire, vous ne m’avez rien demandé du tout, vous m’avez asséné votre constatation comme une vérité première; cela caractérise bien la façon dont tout le procès a été mené contre moi; vous pouvez m’objecter d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’un procès. Dans ce cas, je vous donne cent fois raison; vos procédés ne constituent une procédure que si je l’admets. C’est ce que je veux bien faire pour le moment; en quelque sorte par pitié; c’est à ce prix seul qu’on peut se résoudre à leur accorder quelque attention. Je ne dis pas qu’ils représentent un sabotage de la justice, mais j’aimerais vous avoir fourni cette expression pour qu’elle vous vînt à vous-même en y songeant.»

K. s’interrompit alors pour regarder dans la salle. Ses paroles avaient été sévères, plus sévères qu’il ne l’avait projeté, mais elles étaient restées justes. Elles auraient mérité les applaudissements de l’un ou de l’autre parti, pourtant tout le monde restait muet; on attendait visiblement la suite avec une grande curiosité; peut-être se préparait-on en cachette à un éclat qui mettrait fin à tout. Aussi K. fut-il ennuyé de voir entrer à ce moment la jeune laveuse qui, ayant sans doute terminé son travail, venait prendre sa part du spectacle; il ne put empêcher le public, malgré toutes ses précautions, de détourner un peu le regard. Seul le juge d’instruction lui fit vraiment plaisir, car il semblait piqué par ses observations. Surpris par l’interpellation au moment où il s’était levé pour apostropher la galerie, il avait écouté jusque-là sans s’asseoir. Il profita de l’interruption pour le faire insensiblement, comme s’il eût fallu éviter de laisser remarquer ce geste.

Puis, pour se donner une contenance probablement, il reprit le registre en main.

«Tout cela ne sert à rien, dit K. Votre registre, monsieur le Juge, confirme lui-même mes paroles.»

Satisfait de n’entendre plus que son calme discours au sein de cette assemblée, il eut l’audace d’empoigner le cahier du juge d’instruction et de le brandir en le tenant du bout des doigts par une page du milieu comme s’il avait peur de le toucher, de sorte qu’on vit les feuillets pendiller de chaque côté, étalant au grand jour leurs pattes de mouche, leurs taches et leurs marques jaunâtres.

«Voilà les documents de M. le Juge d’instruction, dit K. en laissant retomber le registre sur la table. Continuez à les éplucher, monsieur le Juge d’instruction, je ne redoute pas ces feuilles accusatrices, bien qu’elles soient hors de ma portée, car je ne puis que les effleurer du bout des doigts.»

Le juge d’instruction prit le registre comme il était tombé sur la table, chercha à le retaper un peu et le remit devant ses yeux. C’était un signe de profonde humiliation, du moins était-on forcé de l’interpréter ainsi.

Les gens de la première rangée tendaient leurs visages vers K. avec une telle curiosité qu’il s’attarda un petit moment à les regarder. C’étaient de vieux hommes, plusieurs avaient la barbe blanche; peut-être tout dépendait-il de ces vieillards, c’étaient peut-être eux qui pouvaient le mieux influencer cette assemblée que l’humiliation du juge d’instruction n’avait pas réussi à faire sortir de l’impassibilité où elle était tombée depuis le discours de K.

«Ce qui m’est arrivé, poursuivit-il un peu plus bas que précédemment, et il cherchait à chaque instant à scruter les visages de la première rangée – ce qui prêtait à son discours une apparence un peu distraite, ce qui m’est arrivé n’est qu’un cas isolé; il n’aurait donc pas grande importance, car je ne le prends pas au tragique, s’il ne résumait la façon dont on procède avec bien d’autres qu’avec moi. C’est pour ceux-là que je parle ici et non pour moi.»

Il avait involontairement élevé la voix. Quelqu’un applaudit quelque part à bras tendus en criant:

«Bravo! et pourquoi pas? Bravo et encore bravo!»

Certains vieillards du premier rang passèrent la main dans leur barbe; l’exclamation n’en fit retourner aucun. K. ne lui attribua non plus aucune importance, mais il en fut tout de même encouragé, il n’estimait plus nécessaire que tout le monde l’applaudît; il suffisait que la plupart des gens fussent poussés à la réflexion et qu’il en persuadât quelqu’un de temps à autre.

«Je ne cherche pas un succès d’orateur, dit-il, suivant le fil secret de sa pensée, je ne réussirais d’ailleurs pas. Monsieur le Juge d’instruction parle sans doute beaucoup mieux que moi, cela entre dans ses attributions. Je veux simplement soumettre au jugement du public une anomalie qui est publique. Écoutez ceci: j’ai été arrêté il y a environ dix jours – le fait en lui-même m’amuse, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. On est venu me surprendre au lit de grand matin; peut-être – après ce qu’a dit le juge d’instruction cela m’apparaît fort possible – peut-être avait-on reçu l’ordre d’arrêter quelque peintre en bâtiment tout aussi innocent que moi, mais en tout cas c’est moi qu’on choisit pour opérer. La pièce voisine fut occupée par deux grossiers inspecteurs. Si j’avais été un bandit dangereux on n’aurait pas pris plus de précautions. Ces inspecteurs étaient d’ailleurs des individus sans moralité qui m’ont cassé les oreilles pour se faire soudoyer, pour m’escroquer mes habits et mon linge; ils m’ont demandé de l’argent pour aller me chercher, disaient-ils à déjeuner, après avoir effrontément bu mon propre café au lait sous mes yeux. Et ce n’est pas tout! On m’a conduit devant le brigadier dans une troisième pièce de l’appartement. C’était la chambre d’une dame pour laquelle j’ai beaucoup d’estime et il a fallu que je voie cette chambre polluée, en quelque sorte à cause de moi, quoique sans ma faute, par la présence des inspecteurs et du brigadier. Il était difficile de garder son sang-froid. J’y réussis cependant et je demandai au brigadier avec le plus grand calme – s’il était ici il serait obligé de le reconnaître lui-même – pourquoi j’étais arrêté? Que pensez-vous que me répondit alors cet homme – que je vois encore devant moi, assis sur la chaise de cette dame comme un symbole de l’orgueil stupide? Messieurs, il ne me répondit rien: peut-être, d’ailleurs, n’en savait-il vraiment pas plus; il m’avait arrêté, cela lui suffisait. Plus fort! il avait amené dans la chambre de cette dame trois employés subalternes de ma banque qui passèrent leur temps à tripoter et à déranger ses photographies. La présence de ces employés avait naturellement encore un autre but: ils étaient destinés, tout comme ma logeuse et sa bonne, à répandre la nouvelle de mon arrestation, à nuire à ma réputation et à ébranler ma situation à la banque. Rien de tout cela n’a réussi, si faiblement que ce soit; ma logeuse elle-même, une personne très simple – je veux la nommer ici afin de lui rendre hommage, elle s’appelle Mme Grubach – Mme Grubach elle-même a donc été assez raisonnable pour reconnaître qu’une pareille arrestation n’a pas plus d’importance qu’une attaque exécutée dans la rue par des individus mal surveillés. Tout cela ne m’a causé, je le répète, que des désagréments passagers, mais les conséquences n’auraient-elles pas pu être pires?»

S’interrompant pour jeter un regard sur le juge d’instruction, K. remarqua que celui-ci faisait signe de l’œil à quelqu’un de la foule. Il sourit alors et dit:

«M. le Juge d’instruction est en train de donner à quelqu’un d’entre vous un signal secret. Il y a donc parmi vous des gens que l’on dirige d’ici. J’ignore si ce signal doit provoquer de votre part des huées ou des applaudissements, et je renonce volontairement, en trahissant prématurément la chose, à en connaître la signification. Elle m’est parfaitement indifférente et j’accorde pleine licence à M. le Juge d’instruction pour donner ses ordres à haute voix à ses employés stipendiés au lieu d’user de signes secrets; il n’a qu’à leur dire carrément: “maintenant, sifflez”, ou: “maintenant, applaudissez”.»

Le juge d’instruction, impatient ou gêné, faisait aller et venir son siège. L’homme qui se tenait derrière lui, et avec lequel il s’était déjà entretenu précédemment, se pencha de nouveau vers lui, soit pour l’encourager d’une façon générale, soit pour lui donner un conseil particulier. En bas, les gens s’entretenaient à voix basse, mais vivement. Les deux partis, qui semblaient avoir été précédemment d’opinions si différentes, se réunirent: quelques personnes se montraient K. du bout du doigt; d’autres faisaient voir le juge.

Les émanations de la salle formaient une vapeur importune; elles empêchaient même de bien voir les gens qui se trouvaient au fond. Elles devaient surtout incommoder les spectateurs de la galerie, qui étaient obligés pour se tenir au courant, d’interroger le public d’en bas, ce qu’ils ne faisaient qu’à voix basse, après avoir jeté un regard inquiet du côté du juge d’instruction. Les réponses revenaient à voix tout aussi basse derrière la main que le questionné mettait en écran sur sa bouche.

«Je vais avoir fini», dit K. en frappant du poing sur la table, car il n’y avait pas de sonnette.

La tête du juge d’instruction et celle de son conseiller se séparèrent d’un seul coup dans le sursaut de leur effroi.
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