CHAPITRE PREMIER (1)

[1] [2] [3]

Il fit un instant les cent pas dans l’espace libre de la pièce et vit la vieille femme d’en face qui avait traîné jusqu’à la fenêtre un vieillard plus vieux qu’elle encore qu’elle tenait par la taille.

K. sentit la nécessité de mettre fin à cette comédie:

«Conduisez-moi, dit-il, à votre supérieur.

– Quand il le demandera, pas avant, dit le gardien que l’autre avait appelé Willem. Et maintenant je vous conseille, ajouta-t-il, de retourner dans votre chambre et d’y attendre tranquillement ce qu’on décidera de vous. Ne vous épuisez pas en soucis superflus, c’est un conseil que nous vous donnons; ramassez vos forces plutôt, car vous en aurez grand besoin. Vous ne nous avez pas traités comme notre présence le méritait, vous avez oublié que, quels que nous soyons, nous représentons, au moins maintenant, en face de vous, des hommes libres, et ce n’est pas une mince supériorité. Cependant nous sommes prêts, si vous avez de l’argent, à vous faire apporter un petit déjeuner du café d’en face.»

K. ne répondit pas à cette proposition; il resta là un moment sans rien dire. Peut-être s’il essayait d’ouvrir la porte de la pièce voisine, ou même celle du vestibule, les deux gardiens ne l’en empêcheraient-ils pas? Peut-être fallait-il pousser les choses au pire? Il se pouvait que ce fût la clef de la situation.

Mais peut-être aussi les gardiens lui mettraient-ils la main dessus s’il essayait: alors adieu la supériorité qu’il conservait tout de même sur eux à certains égards! Aussi préféra-t-il attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement; il revint donc dans sa chambre sans ajouter un seul mot.

Là, il se jeta sur son lit et prit sur la table de toilette une belle pomme qu’il avait mise de côté la veille pour son petit déjeuner. Il ne lui en restait pas d’autres, mais celui-ci, comme il s’en convainquit au premier coup de dent, valait beaucoup mieux que le breuvage que la faveur de ses gardiens aurait pu lui faire venir de quelque sale café de nuit. Il se sentait dispos et confiant; à sa banque évidemment il ratait sa matinée, mais, étant donné le poste relativement supérieur qu’il occupait, on l’excuserait facilement. Devrait-il invoquer sa véritable excuse? Il songeait à le faire. Si on ne voulait pas le croire, ce qui était assez naturel, il pourrait prendre comme témoins Mme Grubach ou les deux vieillards qui venaient maintenant de se mettre en marche pour se poster à la fenêtre en face de sa chambre. En se plaçant au point de vue de ses gardiens, K. restait étonné qu’on le renvoyât et qu’on le laissât seul dans sa chambre où il avait tant de facilités de se tuer. Mais, en même temps, il se demandait, en se plaçant à son propre point de vue, quelle raison il pourrait bien avoir de le faire. Ce ne pouvait tout de même pas être parce que ces deux hommes mangeaient son déjeuner dans la pièce voisine! Il eût été si insensé de se suicider que, même s’il avait voulu le faire, il l’eût trouvé tellement stupide qu’il n’y serait jamais parvenu. Si ces gardiens n’avaient pas été des gens aussi visiblement bornés, on eût pu penser que c’était pour la même raison qu’ils ne voyaient pas de danger à le laisser seul. Ils pouvaient bien le regarder, si cela leur faisait plaisir! Ils le verraient aller chercher un bon vieux schnaps qu’il conservait au fond de son petit placard, vider un verre pour remplacer son déjeuner et un second pour se donner du courage, mais par prudence seulement, pour prévoir l’improbable cas où ce courage serait nécessaire.

À ce moment il eut un tel sursaut d’effroi en s’entendant appeler de la pièce voisine que le verre en choqua ses dents.

«Le brigadier vous fait demander», lui disait-on.

Ce n’était que le cri qui l’avait effrayé, ce cri sec comme un ordre militaire dont il n’eut jamais cru capable le gardien Franz. Quant à l’ordre lui-même, il lui faisait plaisir; il répondit «enfin!» sur un ton de soulagement, ferma à clef le petit placard et se hâta d’aller dans la pièce voisine. Il trouva là les deux inspecteurs qui le chassèrent et le renvoyèrent immédiatement dans sa chambre comme si ç’eût été tout naturel.

«En voilà des idées, criaient-ils, vous voulez vous présenter en chemise devant le brigadier? Il vous ferait passer à tabac, et nous aussi par la même occasion.

– Laissez-moi donc tranquille, mille diables, s’écria K. repoussé déjà jusqu’à son armoire; quand on vient me surprendre au lit, on ne peut tout de même pas s’attendre à me trouver en tenue de bal!

– Nous n’y pouvons rien», dirent les inspecteurs qui devenaient presque tristes chaque fois que K. criait, ce qui le désorientait ou le ramenait un peu à la raison.

«Ridicules cérémonies», grommela-t-il encore, mais il prenait déjà une veste sur le dossier de sa chaise; il la tint un instant suspendue des deux mains comme pour la soumettre au jugement des inspecteurs. Ils secouèrent la tête.

«Il faut une veste noire», dirent-ils.

Là-dessus, K. jeta sa veste sur le sol et dit, sans savoir lui-même comment il l’entendait:

«Ce n’est pourtant pas le grand débat!»

Les inspecteurs se mirent à sourire, mais maintinrent:

«Il faut une veste noire.

– Si cela doit accélérer les choses, je le veux bien», déclara K., et il ouvrit lui-même l’armoire, chercha longtemps parmi tous les habits, choisit son plus beau costume noir, une jaquette dont la coupe cintrée avait presque fait sensation parmi ses connaissances, sortit aussi une chemise propre et commença à s’habiller soigneusement. Il pensait même, dans son for intérieur, qu’il avait accéléré les choses en faisant oublier aux inspecteurs de l’obliger à prendre un bain. Il les observa pour savoir s’ils n’allaient pas lui rappeler d’avoir à le faire, mais ils n’y songèrent naturellement pas; en revanche, Willem n’oublia pas d’envoyer Franz au brigadier pour annoncer que K. s’habillait.

Quand il fut complètement vêtu, il dut traverser la pièce voisine avec Willem sur les talons pour se rendre dans la chambre suivante dont la porte était déjà ouverte à deux battants. Cette chambre, comme K. le savait bien, était occupée depuis peu de temps par une demoiselle Bürstner, dactylographe, qui se rendait de grand matin à son travail pour ne revenir que très tard et avec laquelle K. n’avait guère échangé que des bonjours au passage. La table de nuit qui se trouvait primitivement au chevet du lit avait été poussée au milieu de la chambre pour servir de bureau au brigadier qui se tenait assis derrière. Il avait croisé les jambes et posé un bras sur le dossier de la chaise [1].

Dans un coin de la chambre, trois jeunes gens regardaient les photographies de Mlle Bürstner; elles étaient accrochées au mur sur une petite natte. Une blouse blanche pendait à la poignée de la fenêtre ouverte. En face, les deux vieillards étaient revenus voir; ils se tenaient couchés sur l’appui, mais leur groupe s’était accru; il y avait maintenant derrière eux un homme qui les dépassait de tout son buste; sa chemise s’ouvrait sur sa poitrine et il tiraillait sa moustache rousse.

«Joseph K.?» demanda le brigadier, peut-être simplement pour attirer sur soi les regards distraits de l’inculpé.

K. inclina la tête.

«Vous êtes sans doute fort surpris des événements de ce matin?» demanda le brigadier en déplaçant des deux mains les quelques objets qui se trouvaient sur la petite table de nuit – la bougie, les allumettes, le livre et la boîte à ouvrage – comme si c’étaient des ustensiles dont il eût besoin pour le débat.

«Certainement, dit K. tout heureux de se trouver en face d’un homme raisonnable et de pouvoir parler de son affaire avec lui; certainement, je suis surpris, mais je ne dirai pas très surpris.

– Pas très surpris? demanda le brigadier en replaçant la bougie au milieu de la petite table, et en groupant les autres choses tout autour.

– Vous vous méprenez peut-être sur le sens de mes paroles, se hâta d’expliquer K. Je veux dire, – mais il s’interrompit ici pour chercher un siège. – Je puis m’asseoir, n’est-ce pas? demanda-t-il.

– Ce n’est pas l’usage, répondit le brigadier.

– Je veux dire, répéta K. sans plus s’interrompre, que tout en étant très surpris, il y a trente ans que je suis au monde et qu’ayant dû faire mon chemin tout seul, je suis un peu immunisé contre les surprises; je ne les prends plus au tragique, surtout celle d’aujourd’hui [2].

– Pourquoi surtout celle d’aujourd’hui?

– Je ne veux pas dire que je considère cette histoire comme une plaisanterie; l’appareil qu’on a déployé me paraît trop important pour cela. Si c’était une farce, il faudrait que tous les gens de la pension en fussent, et vous aussi; cela dépasserait les limites d’une plaisanterie. Je ne veux donc pas dire que c’en soit une.

– Fort juste, dit le brigadier en comptant les allumettes de la boîte.

– Mais, d’autre part, continua K. en s’adressant à tout le monde – il aurait même beaucoup aimé que les trois amateurs de photographie se retournassent pour écouter aussi – mais d’autre part l’affaire ne saurait avoir non plus beaucoup d’importance. Je le déduis du fait que je suis accusé sans pouvoir arriver à trouver la moindre faute qu’on puisse me reprocher. Mais, ce n’est encore que secondaire. La question essentielle est de savoir par qui je suis accusé? Quelle est l’autorité qui dirige le procès? Êtes-vous fonctionnaires? Nul de vous ne porte d’uniforme, à moins qu’on ne veuille nommer uniforme ce vêtement – et il montrait celui de Franz – qui est plutôt un simple costume de voyage. Voilà les points que je vous demande d’éclaircir; je suis persuadé qu’au bout de l’explication nous pourrons prendre l’un de l’autre le plus amical congé.»

Le brigadier reposa la boite d’allumettes sur la table.

«Vous faites, dit-il, une profonde erreur. Ces messieurs que voici et moi, nous ne jouons dans votre affaire qu’un rôle purement accessoire. Nous ne savons même presque rien d’elle. Nous porterions les uniformes les plus en règle que votre affaire n’en serait pas moins mauvaise d’un iota. Je ne puis pas dire, non plus, que vous soyez accusé, ou plutôt je ne sais pas si vous l’êtes. Vous êtes arrêté, c’est exact, je n’en sais pas davantage. Si les inspecteurs vous ont dit autre chose, ce n’était que du bavardage [3]. Mais, bien que je ne réponde pas à vos questions, je puis tout de même vous conseiller de penser un peu moins à nous et de vous surveiller un peu plus. Et puis, ne faites pas tant d’histoires avec votre innocence, cela gâche l’impression plutôt bonne que vous produisez par ailleurs. Ayez aussi plus de retenue dans vos discours; quand vous n’auriez dit que quelques mots, votre attitude aurait suffi à faire comprendre presque tout ce que vous venez d’expliquer et qui ne plaide d’ailleurs pas en votre faveur.»

K. regarda le brigadier avec de grands yeux. Cet homme, qui était peut-être son cadet, lui faisait ici la leçon comme à un écolier. On le punissait par une semonce de sa franchise? Et on ne lui apprenait rien ni du motif ni de l’autorité qui déterminait son arrestation!

Pris d’une certaine irritation, il se mit à faire les cent pas avec impatience, ce dont personne ne l’empêcha; il rentra ses manchettes, tâta son plastron, lissa ses cheveux, dit «cela n’a pas l’ombre de sens commun» en passant devant les trois messieurs – ce qui les fit retourner et provoqua de leur part un regard plein de prévenance, mai aussi de gravité – et revint finalement faire halte devant la table du brigadier.

«M. Hasterer, le procureur, est un bon ami à moi, dit-il, puis-je lui téléphoner?

– Certainement, dit le brigadier, mais je ne vois pas bien à quoi cela peut rimer, à moins que vous n’ayez à lui parler de quelque affaire privée.

– À quoi cela peut rimer? s’écria K. plus désorienté qu’irrité. Qui êtes-vous donc? Vous voudriez que ma conversation téléphonique rime à quelque chose, et vous agissez, vous, sans rime ni raison? N’est-ce pas à en être pétrifié? Pour commencer, on me tombe dessus, puis on fait cercle autour de moi, on me fait faire de la haute école! À quoi rimerait-il de téléphoner à un procureur quand on prétend que je suis arrêté? C’est bon, je ne téléphonerai pas.

– Mais si, lui dit le brigadier en montrant de la main le vestibule où se trouvait le téléphone, téléphonez, je vous en prie.

– Non, je ne veux plus», déclara K. en se dirigeant vers la croisée.

De l’autre côté, les trois curieux se tenaient toujours à leur fenêtre; ils ne semblèrent troublés dans leur contemplation que lorsque K. vint les regarder. Les deux vieux voulaient s’en aller, mais l’homme qui se tenait derrière eux les rassura.

«Nous avons de fameux spectateurs!» s’écria K. à haute voix en se tournant vers le brigadier et en les montrant de l’index. «Disparaissez!» leur cria-t-il.

Ils reculèrent aussitôt de quelques pas; les deux vieux allèrent même se cacher derrière l’homme, qui les couvrit de son large corps et dut, à en juger au mouvement de sa bouche, dire quelque chose que l’éloignement empêcha de comprendre. Mais ils ne disparurent pas complètement; ils semblaient attendre l’instant où ils pourraient revenir à la fenêtre sans être vus.

«Quels malotrus!» dit K. en se retournant.

Il lui sembla, en jetant un regard sur le brigadier, que ce policier l’approuvait. Mais il était fort possible aussi que le brigadier n’eût pas entendu, car il avait posé la main à plat sur la table et semblait comparer les longueurs de ses doigts. Les deux inspecteurs étaient assis sur une malle recouverte d’un tapis et se frottaient les genoux. Les trois jeunes gens s’étaient campés les mains sur les hanches et regardaient un peu partout d’un air désœuvré. Il régnait un calme aussi grand que dans un bureau oublié.

«Messieurs, dit K. – et il lui sembla un moment qu’il portait tous ces gens sur ses épaules – à en juger d’après votre attitude, mon affaire a l’air terminée. Je suis d’avis que le mieux est de ne pas réfléchir au bien ou au mal fondé de votre procédé et de mettre gentiment fin à cette histoire en nous serrant réciproquement la main. Si vous êtes du même avis, voilà.»

Et il s’avança vers la table du brigadier, la main tendue.

Le brigadier releva les sourcils, mordit ses lèvres et regarda la main de K. qui pensait toujours que l’autre allait la saisir. Mais le brigadier se leva, prit un chapeau melon posé sur le lit de Mlle Bürstner et le mit des deux mains avec circonspection comme on s’y prend pour essayer une coiffure neuve.

«Les choses vous paraissent bien simples, disait-il en même temps à K. Nous devrions, à votre avis, mettre gentiment fin à cette affaire? Mais non, voyons, ce n’est pas possible! Ce qui ne veut pas dire non plus que vous deviez désespérer. Pourquoi désespéreriez-vous? Vous n’êtes qu’arrêté, rien de plus. C’est ce dont j’avais à vous informer; j’ai vu comment vous le preniez, cela suffit pour aujourd’hui, et nous pouvons nous séparer, provisoirement bien entendu. Vous voulez sans doute aller maintenant à la banque?

– À la banque? demanda K., je croyais que j’étais arrêté.»
[1] [2] [3]



Добавить комментарий

  • Обязательные поля обозначены *.

If you have trouble reading the code, click on the code itself to generate a new random code.