LE PROCUREUR

LE PROCUREUR [1].

Malgré la connaissance des hommes et l’expérience du monde que K. s’était acquises par ses longues années de banque, la société que formaient ses compagnons de table lui avait toujours paru digne d’une extraordinaire considération, et il ne se dissimulait pas que ce fût pour lui un grand honneur d’appartenir à une telle société. Elle se composait presque exclusivement de juges, de procureurs et d’avocats; on y souffrait aussi quelques jeunes secrétaires des études ou du parquet, mais ils étaient relégués au bas bout de la table et n’avaient le droit de se mêler aux débats que directement interrogés. Ces interrogations, d’ailleurs, n’avaient généralement pour but que d’amuser la société; le procureur Hasterer surtout, le voisin ordinaire de K., aimait à provoquer ainsi la confusion de cette jeunesse. Dès qu’il plaquait au milieu de la table, avec les cinq doigts écartés, sa grande main couverte de poils, tout le monde dressait l’oreille. Et quand ensuite, au bout de la table, un des clercs essayait de répondre, mais, ou n’avait même pas réussi à déchiffrer le sens de la question, ou regardait pensivement dans sa bière, ou, au lieu de parler, agitait seulement les mâchoires ou même – et c’était le pire – défendait un point de vue ou faux ou non homologué dans un torrent inendiguable de paroles, les vieux messieurs se détendaient sur leurs sièges et semblaient commencer à éprouver enfin une vraie sensation de confort. Ils conservaient le monopole des propos réellement techniques et sérieux.

K. avait été introduit dans cette société par un avocat, le représentant juridique de la banque. Il y avait eu toute une période pendant laquelle il s’était trouvé obligé de conférer au bureau avec cet avocat jusqu’à une heure avancée de la soirée; les circonstances l’avaient ainsi amené à prendre son repas du soir à la table habituelle de son interlocuteur et il avait pris plaisir à la compagnie qui s’y trouvait. Il n’y voyait que des gens instruits, considérés, et puissants en un certain sens, dont la distraction consistait à résoudre des problèmes ardus qui n’avaient que des rapports lointains avec l’existence ordinaire et à s’y donner un grand mal. S’il n’y pouvait intervenir que faiblement, il y trouvait la possibilité d’apprendre un grand nombre de choses qui le serviraient tôt ou tard à la banque, et de nouer avec le parquet ces relations personnelles qui sont toujours utiles. La sympathie, d’ailleurs, paraissait réciproque. Il ne tarda pas à être classé comme un homme expert en affaires et – même si la chose n’alla pas sans quelque soupçon d’ironie – son opinion fit loi dans sa spécialité. Il ne fut pas rare que deux des messieurs, jugeant différemment d’un point de droit commercial, lui demandassent son avis sur la matière de la cause, et que son nom revint alors dans les discours et les contre-discours, qu’il figurât dans des quintessences de raisonnement que K. ne pouvait plus suivre depuis longtemps. À vrai dire, petit à petit il s’ouvrit à beaucoup de choses, et d’autant mieux qu’il avait en son voisin, le procureur Hasterer, un excellent conseil qu’il fréquentait aussi sur le plan de l’amitié. Il le raccompagnait assez souvent chez lui, mais il lui fallut très longtemps pour s’habituer à se promener bras dessus bras dessous avec cet homme gigantesque qui aurait pu le cacher dans son manteau sans que personne s’en aperçût.

Avec le temps cependant ils finirent par se trouver sur un pied qui effaçait toute différence d’âge, de métier et d’éducation. Ils se fréquentaient comme s’ils s’étaient connus de toujours, et s’il arrivait par hasard que l’un des deux parût supérieur, ce n’était pas Hasterer, mais K., son expérience pratique se laissant rarement réfuter, car elle était directement puisée à des sources qu’on n’atteint pas du siège des juges.

Cette amitié, naturellement, fut vite connue de toute la table; on ne se rappela plus guère qui avait introduit K., c’était maintenant Hasterer qui le couvrait; si le droit de K. de s’asseoir là se heurtait un jour à un doute, il pourrait se réclamer hautement d’Hasterer. Il en acquit une position singulièrement privilégiée, Hasterer étant craint autant que respecté. Hasterer avait en effet un raisonnement juridique d’une puissance et d’une souplesse prodigieuses, encore que nombre de ces messieurs ne lui fussent pas inférieurs sur ce point, mais surtout nul ne l’égalait pour la violence avec laquelle il défendait son opinion. K. avait l’impression que si Hasterer ne pouvait convaincre l’adversaire, il l’épouvantait tout au moins; dès qu’il tendait l’index, beaucoup reculaient déjà. Il semblait que l’adversaire ne sût plus qu’il était avec des collègues, de bons amis, qu’il ne s’agissait que de théorie, et que rien, de toute façon, ne pouvait lui arriver; il perdait l’usage de la voix et rien que pour secouer la tête il lui fallait déjà du cran. Quand l’adversaire était assis très loin, c’était un pénible spectacle, et Hasterer reconnaissait que nulle entente n’était possible à cette distance si, par exemple, il repoussait son assiette pleine et se levait lentement pour aller chercher l’homme. Ses voisins, dans ces occasions, se penchaient en arrière pour observer ses traits. Ce n’étaient d’ailleurs que des incidents relativement rares; il ne pouvait guère s’enflammer qu’à propos de questions juridiques, et surtout celles qui touchaient des procès dirigés par lui. S’il s’agissait de toute autre chose il était calme et amical, son rire aimable, et sa passion allait au boire et au manger. Il arrivait même qu’il n’écoutât pas ce qui se disait, se tournât vers K., un bras sur le dossier de sa chaise, et l’interrogeât sur la banque, puis se mît à parler de son propre travail ou des dames de sa connaissance qui lui donnaient presque autant de besogne que le tribunal. On ne le voyait causer ainsi avec nul autre de ces messieurs, et bien souvent, quand on avait une prière à lui adresser – en général c’était en vue d’organiser une réconciliation avec quelque confrère – on venait d’abord trouver K. et lui demander de s’entremettre, ce qu’il faisait toujours volontiers et avec un facile succès. D’ailleurs il n’abusait jamais de ses relations avec Hasterer; extrêmement poli, modeste avec tout le monde, il avait l’art, plus important encore que politesse et modestie, de discerner très justement toutes les nuances dans la hiérarchie de ces messieurs et de traiter chacun selon son rang. À vrai dire, Hasterer ne cessait de l’y former; ce code secret de la hiérarchie était le seul dont il ne violât pas les lois dans l’emportement des pires disputes. Et c’est pourquoi il ne s’adressait jamais aux jeunes messieurs du bas bout qui étaient encore presque sans grade – que d’une façon générale, non comme à des individus mais comme à un bloc d’un seul tenant. Or, c’étaient justement ceux-là qui lui rendaient le plus d’honneurs, et quand il se levait, à onze heures, pour rentrer à son domicile, il s’en trouvait toujours quelqu’un de déjà prêt pour l’aider à mettre son lourd manteau, et un autre qui ouvrait la porte avec une profonde révérence, et continuait, évidemment, pour K quand K. quittait la salle à la suite d’Hasterer.

Les premiers temps, K. n’allait qu’un instant dans la direction d’Hasterer, ou Hasterer dans celle de K., mais par la suite, en règle générale, Hasterer invita K., à la fin de ces soirées, à venir chez lui un moment. Ils y passaient encore une heure à fumer des cigares en face d’un verre de schnaps. Hasterer prenait tant de plaisir à ces soirées qu’il ne voulut même pas y renoncer pendant les quelques semaines où habita chez lui un personnage féminin du nom d’Hélène. C’était une grosse femme sur le retour, à peau jaunâtre, avec des boucles brunes qui frisottaient autour du front. K. ne la vit d’abord qu’au lit; elle s’y tenait couchée sans vergogne, occupée à lire en général un de ces romans qui se publient par fascicules, et ne s’inquiétait en rien de la conversation. C’était seulement quand il se faisait tard qu’elle s’étirait, bâillait et, si elle ne pouvait attirer autrement l’attention, lançait sur Hasterer un de ses fascicules. Hasterer se levait alors en souriant et K. prenait congé.

Par la suite, à vrai dire, lorsque Hasterer commença à se fatiguer de cette Hélène, elle troubla sensiblement les réunions. Elle attendait les deux messieurs en grande tenue, une tenue, généralement, qu’elle trouvait sans doute à la fois très luxueuse et très seyante, mais qui était en réalité une vieille robe de bal surchargée de fioritures, et qui frappait surtout désagréablement par plusieurs étages de longues franges dont elle s’entourait à titre ornemental. K. ignorait l’aspect exact de cette toilette; il refusait pour ainsi dire de regarder, restant assis pendant des heures, les yeux baissés, tandis qu’Hélène se promenait dans la chambre en se balançant sur les hanches, ou s’asseyait à côté de lui, essayant même, lorsque sa position devint de plus en plus intenable, essayant en une telle urgence, de rendre Hasterer jaloux de lui par une préférence marquée. Ce n’était qu’urgence, non méchanceté, si elle s’appuyait sur la table en dévoilant un dos gras et dodu et si elle rapprochait son visage de K. pour l’obliger à lever les yeux. Elle n’obtint d’autre résultat que d’empêcher K. d’accepter désormais les invitations d’Hasterer; lorsqu’il revint quand même, au bout de quelque temps, Hélène était à jamais congédiée; K. prit la chose comme allant de soi. Ils prolongèrent longtemps la soirée ce jour-là, et fraternisèrent solennellement sur l’initiative d’Hasterer, si bien que sur le chemin du retour, K. se sentait un peu étourdi par la boisson et la fumée.

Le lendemain matin, à la banque, le directeur, au cours d’un entretien d’affaires, fit la remarque qu’il croyait avoir vu K. la veille au soir. S’il ne s’était pas trompé, K. se promenait bras dessus bras dessous avec le procureur Hasterer. Le directeur semblait trouver cela si curieux qu’il nomma même – c’était d’ailleurs dans le ton de sa précision habituelle – l’église sur le côté de laquelle, près de la fontaine, cette rencontre avait eu lieu. S’il eût voulu raconter un mirage, il n’aurait pu s’exprimer autrement. K. lui expliqua que le procureur était en effet de ses amis et qu’ils avaient passé la veille devant l’église. Le directeur sourit avec étonnement et pria K. de prendre un siège. C’était là l’un de ces instants à cause desquels K. aimait le directeur, un de ces instants pendant lesquels, chez cet homme faible, malade, toussotant, surchargé de besognes et des plus graves responsabilités, se faisait jour un certain souci du bonheur et de l’avenir de K., souci qu’on pouvait à vrai dire qualifier de froid et de superficiel, selon l’expression de certains employés qui avaient fait la même expérience dans le bureau du directeur; sans doute n’était-ce qu’un moyen de s’attacher, pour des années, au prix de deux minutes, des auxiliaires précieux. Quoi qu’il en fût, dans ces instants, K. était vaincu par le directeur. Peut-être aussi le directeur parlait-il avec K. un peu autrement qu’avec les autres; non qu’il parût faire abstraction de la supériorité de son rang pour se mettre sur le pied de K. – cela, c’était plutôt le ton courant de ses relations dans le travail – non, cette fois, c’était la situation de K. qu’il semblait avoir oubliée pour parler avec lui comme avec un enfant ou comme avec un jeune homme ignorant qui cherche à obtenir un poste pour la première fois de sa vie et qui a provoqué on ne sait trop comment la sympathie de son directeur.

K. n’eût sans doute souffert ce ton ni du directeur ni d’un autre, s’il n’y avait senti vraiment la manifestation d’une sollicitude ou si, du moins, la possibilité d’une sollicitude du genre de celle qui lui apparaissait au cours de semblables instants ne l’eût séduit et comme envoûté. Il reconnaissait sa faiblesse; peut-être venait-elle de ce qu’il y avait en lui d’enfantin à cet égard-là car il n’avait jamais connu la sollicitude d’un père (le sien étant mort bien trop jeune), il était parti de chez lui très tôt et avait toujours repoussé plutôt que provoqué la tendresse de sa mère qu’il n’avait pas vue depuis deux ans et qui habitait toujours là-bas, à demi aveugle maintenant, dans sa petite ville.

«Je ne savais rien de cette amitié», dit le directeur, et l’amabilité d’un léger sourire adoucit seule la sévérité de ces mots.

[1]Remarque: ce fragment se serait ajouté directement au chapitre VII du roman. Son début a été écrit sur la page qui contient aussi une copie des dernières phrases du chapitre.


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