8. Méprises et maladresses (2)

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«Madame X., faisant partie d'un bon milieu bourgeois, est mariée et a trois enfants. Bien que nerveuse, elle n'a jamais eu besoin de suivre un traitement quelconque, son adaptation à la vie étant suffisante. Un jour elle fut victime d'un accident qui eut pour conséquence une mutilation grave, mais heureusement momentanée, de la face. Dans une rue en réfection, elle trébucha contre un tas de pierres et se trouva projetée la face contre un mur. Elle rentra chez elle, la face couverte de plaies, les paupières bleues et oedématiées. Inquiète pour ses yeux, elle fit venir le médecin. Après l'avoir rassurée, je lui demandai: «Mais pourquoi êtes-vous donc tombée ainsi?» Elle me répondit qu'il n'y a pas longtemps elle avait prévenu son mari, qui (souffrant d'une affection articulaire) n'était pas solide sur ses jambes, de faire attention en passant dans cette rue, et elle avait déjà eu l'occasion de constater plus d'une fois ce fait bizarre qu'elle était toujours elle-même victime des accidents contre lesquels elle mettait en garde les autres.

«Cette explication de son accident ne m'ayant pas satisfait, je lui demandai si elle n'avait rien de plus à me raconter. Elle se rappela alors qu'immédiatement avant l'accident elle avait vu dans une boutique, en face, un joli tableau; s'étant dit que ce tableau ornerait bien la chambre de ses enfants, elle s'était décidée à l'acheter; elle sortit donc de chez elle et se dirigea droit vers la boutique, sans faire attention à la rue, trébucha contre le tas de pierres et tomba la face contre le mur, sans faire la moindre tentative pour parer le coup en étendant les bras. Son projet d'acheter le tableau fut aussitôt oublié, et elle rentra en hâte chez elle.

– Mais pourquoi n'avez-vous pas fait davantage attention? – lui ai-je demandé.

– Il s'agissait peut-être d'un châtiment, répondit-elle; un châtiment pour ce que je vous ai déjà raconté confidentiellement.

– Alors, cette histoire n'a jamais cessé de vous tourmenter?

– Après cette histoire, j'avais des remords, je me considérais comme une femme méchante, criminelle et immorale; mais avant j'étais d'une nervosité qui touchait à la folie.

«Il s'agissait d'un avortement. Devenue enceinte pour la quatrième fois, alors que la situation pécuniaire du ménage était assez précaire, elle s'était adressée, avec le consentement du mari, à une faiseuse d'anges qui avait fait le nécessaire. Il y eut des suites qui nécessitèrent les soins d'un spécialiste.

– Je me faisais, dit-elle, souvent le reproche d'avoir laissé tuer mon enfant, et j'étais angoissée par l'idée qu'un crime pareil ne pouvait rester impuni. Mais puisque vous m'assurez que je n'ai rien à craindre pour mes yeux, je suis tranquille: je suis déjà suffisamment punie.

«Cet accident n'était donc qu'un châtiment que la malade s'était pour ainsi dire infligé elle-même, en expiation du péché qu'elle avait commis, et, peut-être en même temps, un moyen d'échapper à un châtiment inconnu et plus grave qu'elle redoutait depuis des mois.

«Au moment où elle se dirigeait précipitamment vers la boutique pour acheter le tableau, toute cette histoire – avec toutes les appréhensions qui s'y rattachaient et qui devaient être très actives dans son inconscient, puisqu'elle ne manquait pas une seule occasion de recommander à son mari la plus grande prudence dans sa traversée de la rue en réfection – avait surgi dans ses souvenirs avec une intensité particulière, et son expression pourrait être formulée à peu près ainsi: «Quel besoin as-tu d'un ornement pour la chambre de tes enfants, toi qui as laissé tuer un de tes enfants? Tu es une meurtrière! Et le grand châtiment est certainement proche!»

«Sans que cette idée fût devenue consciente, elle la prit comme prétexte, dans ce moment que j'appellerais psychologique, pour utiliser en vue de son propre châtiment, et sans que personne pût jamais deviner son intention, ce tas de pierres qui lui semblait se prêter on ne peut mieux au but qu'elle se proposait. C'est ce qui explique qu'elle n'ait pas songé à étendre ses bras pendant la chute et que l'accident lui-même ne l'ait pas impressionnée outre mesure. On peut voir une autre cause, peut-être moins importante, de son accident, dans la recherche d'un châtiment pour son désir inconscient de voir disparaître son mari – qui n'était d'ailleurs que complice dans l'affaire de l'avortement. Ce désir s'est exprimé dans la recommandation qu'elle lui faisait de traverser la rue avec prudence, recommandation complètement inutile, étant donné que le mari, à cause précisément de la faiblesse de ses jambes, marchait avec les plus grandes précautions [80]

En examinant de près les circonstances dans lesquelles s'est produit le cas suivant, on sera enclin à donner raison à M. J. Stärcke (1.c. ), qui voit un «sacrifice» dans la mutilation en apparence accidentelle par brûlure.

«Une dame, dont le gendre devait partir pour l'Allemagne où il était appelé par son service militaire, se brûla le pied dans les circonstances suivantes: Sa fille était sur le point d'accoucher, et les préoccupations causées par les dangers de guerre n'étaient pas de nature à faire régner la gaieté dans la maison. La veille du départ de son gendre, elle invita celui-ci et sa fille à dîner. Elle se rendit à la cuisine pour préparer le repas, après avoir mis (chose qui ne lui arrivait jamais) à la place de ses brodequins à semelles dans lesquels elle se sentait très à l'aise et qu'elle avait l'habitude de porter à la maison, les grandes pantoufles, larges et ouvertes, de son mari. En retirant du feu une grande marmite pleine de soupe bouillante, elle la laissa tomber et se brûla sérieusement un pied, plus particulièrement le dessus du pied qui n'était pas protégé par la pantoufle ouverte. Il va sans dire que tout le monde a vu dans cet accident un effet de sa «nervosité». Pendant les premiers jours qui suivirent ce «sacrifice» elle mania avec beaucoup de précautions les objets chauds, ce qui ne l'empêcha pas de se brûler de nouveau, cette fois une main, avec une sauce chaude.»

Si une maladresse accidentelle et une insuffisance motrice peuvent ainsi servir à certaines personnes de paravents derrière lesquels se dissimule la rage contre leur propre intégrité et leur propre vie, nous n'avons qu'un petit pas à faire pour admettre la possibilité de l'extension de cette même conception à des actes manqués susceptibles de menacer gravement la vie et la santé de tierces personnes. Les exemples que je puis citer à l'appui de cette manière de voir sont empruntés à l'expérience que j'ai acquise auprès de névrosés et ne répondent donc pas tout à fait à notre cadre, qui est celui de la vie quotidienne. Je rapporterai un cas où je fus conduit à la solution du conflit chez le malade, non d'après un acte manqué, mais d'après ce qu'on peut appeler plutôt un acte symptomatique ou accidentel. J'ai entrepris un jour de rétablir la vie conjugale d'un homme très intelligent, dont les malentendus avec sa femme, qui l'aimait tendrement, pouvaient sans doute reposer sur des raisons réelles, mais qui (il en convenait lui-même) ne suffisaient pas à les expliquer entièrement. Il était sans cesse préoccupé par l'idée du divorce, sans pouvoir s'y décider définitivement, à cause de ses deux enfants en bas âge qu'il adorait. Et pourtant, il revenait constamment à ce projet, sans chercher un moyen de rendre la situation supportable. Cette impuissance à résoudre un conflit est pour moi une preuve que des motifs inconscients et refoulés servaient chez lui à renforcer les motifs conscients en lutte entre eux, et dans les cas de ce genre je cherche à mettre fin au conflit par une analyse. L'homme me fit part un jour d'un petit incident qui l'avait profondément effrayé. Il jouait avec l'aîné des enfants, celui qu'il aimait le plus, en le soulevant et en le baissant alternativement; à un moment donné, il le souleva si haut, et juste au-dessous d'un lourd lustre à gaz, que la tête de l'enfant vint presque se cogner contre ce dernier. Presque, mais pas tout à fait… Il n'arriva rien à l'enfant, mais la peur lui donna le vertige. Le père resta immobilisé par la frayeur, tenant l'enfant dans les bras; la mère eut une crise d'hystérie. L'adresse particulière de ce mouvement imprudent, la violence de la réaction que celui-ci a provoquée chez les parents m'ont incité à chercher dans cet accident un acte symptomatique exprimant une mauvaise intention à l'égard de l'enfant aimé. Quant à l'opposition entre cette manière de voir et la tendresse actuelle du père pour son enfant, j'ai réussi à la supprimer, en faisant remonter l'impulsion malfaisante à une époque où l'enfant était encore unique et tellement petit qu'il ne pouvait encore inspirer au père aucune tendresse. Il me fut alors facile de supposer que cet homme, peu satisfait de sa femme, pouvait à cette époque-là avoir l'idée ou concevoir le projet suivant: si ce petit être, qui ne m'intéresse en aucune façon, venait à mourir, je deviendrais libre et pourrais me séparer de ma femme. Ce désir de voir mourir le jeune être, si aimé aujourd'hui, a pu persister dans l'inconscient depuis cette époque. À partir de là, il est facile de trouver la voie de la fixation inconsciente du désir. J'ai en effet réussi à retrouver dans les souvenirs d'enfance du patient celui de la mort d'un de ses petits frères, mort que la mère attribuait à la négligence du père et qui avait donné lieu à des explications orageuses entre les époux, avec menaces de séparation. L'évolution ultérieure de la vie conjugale de mon malade n'a fait que confirmer mon schéma, puisque le traitement que j'avais entrepris a été couronné de succès.

J. Stärcke (l.c. ) a cité un exemple montrant que les poètes n'hésitent pas à remplacer un acte intentionnel par une méprise susceptible de devenir une source de très graves conséquences.

«Dans une de ses esquisses, Heyermans raconte une méprise, ou plutôt un acte manqué, sur lequel il construit tout un drame. Il s'agit d'une esquisse intitulée Tom et Teddie. Tom et Teddie, le mari et la femme, sont des plongeurs qui s'exhibent dans un théâtre d'attractions. Un de leurs numéros consiste à exécuter toutes sortes de tours de force sous l'eau, dans un bassin, à parois de verre. La femme flirte avec un autre homme, le dompteur. Le mariplongeur les a précisément surpris tous deux dans le vestiaire, avant la représentation. Scène muette, regards menaçants. Le plongeur dit: «À plus tard!» La représentation commence. Le plongeur va exécuter son tour de force le plus difficile; il va séjourner pendant deux minutes et demie sous l'eau, dans une caisse hermétiquement fermée. Ils ont déjà plus d'une fois accompli cette prouesse! La caisse fermée, Teddie montrait aux spectateurs qui contrôlaient le temps sur leurs montres, la clef qui servait ' à fermer et à rouvrir la caisse. Une fois ou deux, elle laissait intentionnellement tomber la clef dans le bassin, plongeant ensuite rapidement pour l'en retirer à temps, avant le moment où la caisse devait être ouverte.

Ce soir du 31 janvier Tom fut, comme d'habitude, enfermé dans la caisse par les mains agiles de la petite femme. Lui souriait derrière le judas; elle jouait avec la clef, en attendant le signe convenu pour la réouverture de la caisse. Derrière les coulisses se tenait le dompteur en habit irréprochable, cravaté de blanc, la cravache à la main. Pour attirer sur lui l'attention de Teddie, il siffla très doucement. Elle le regarda, sourit et, du geste maladroit de quelqu'un dont l'attention est distraite, elle lança la clef tellement haut qu'elle retomba dans les plis de la toile qui recouvrait les tréteaux. Il y avait deux minutes vingt secondes bien comptées que Tom était enfermé dans sa caisse. Personne ne le remarqua. Personne ne pouvait le remarquer. De la salle, l'illusion d'optique était telle que chacun pouvait croire que la clef était tombée dans l'eau, et le personnel du théâtre pouvait partager la même illusion, l'étoffe ayant amorti le bruit de la clef tombant sur le plancher.


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