5. Les lapsus (2)

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d) Voici un exemple particulièrement beau et significatif, à cause des circonstances profondément tristes dans lesquelles il s'est produit et qui l'expliquent. Je le dois à l'obligeante communication du Dr L. Czeszer, qui a fait cette observation et l'a soumise à une analyse approfondie au cours de son séjour en Suisse neutre, pendant la guerre. Je transcris cette observation, à quelques abréviations près, peu essentielles d'ailleurs.

«Je me permets de vous communiquer un lapsus qu'a commis le professeur M. N. au cours d'une de ses conférences sur la psychologie des sensations, qu'il fit à O. pendant le dernier semestre d'été. Je dois vous dire tout d'abord que ces conférences ont eu lieu dans l'Aula de l'Université, devant un nombreux publie composé de prisonniers de guerre français, internés dans cette ville, et d'étudiants, originaires pour la plupart de la Suisse romande et très favorables à l'Entente. Comme en France, le mot Boche est généralement et exclusivement employé à 0. pour désigner les Allemands. Mais, dans les manifestations officielles, dans les conférences, etc., les fonctionnaires supérieurs, les professeurs et autres personnes responsables s'appliquent, pour des raisons de neutralité, à éviter le mot fatal.

«Or, le professeur N. était justement en train de parler de l'importance pratique des sentiments et se proposait de citer un exemple, destiné à montrer comment un sentiment peut être utilisé de façon à rendre agréable un travail musculaire dépourvu par lui-même de tout intérêt et à augmenter ainsi son intensité. Il raconta donc, naturellement en français, l'histoire d'un maître d'école allemand (histoire que les journaux locaux avaient reproduite d'après un journal allemand) qui faisait travailler ses élèves dans un jardin et qui, pour stimuler leur zèle et leur ardeur au travail, leur conseillait de se figurer que chaque motte de terre qu'ils morcelaient représentait un crâne français. En racontant son histoire, N. s'abstint naturellement de se servir du mot Boche, toutes les fois qu'il avait à parler des Allemands. Mais, arrivé à la fin de son histoire, il rapporta ainsi les paroles du maître d'école: «Imaginez-vous qu'en chaque moche, vous écrasez le crâne d'un Français.» Donc, moche, au lieu de motte.

«Ne voit-on pas nettement combien le savant correct se surveillait, dès le début de son récit, pour ne pas céder à l'habitude et peut-être aussi à la tentation de lancer de sa chaire universitaire le mot injurieux, dont l'emploi avait même été interdit par un décret fédéral? Et au moment précis où, pour la dernière fois, il échappait au danger en prononçant correctement les mots «instituteur allemand», au moment précis où, poussant un soupir de soulagement, il touchait à la fin de son épreuve – juste à ce moment-là le vocable péniblement refoulé se raccroche, à la faveur d'une ressemblance tonale, au mot motte, et le malheur est arrivé! La crainte de commettre une gaffe politique, peut-être aussi la déception de ne pouvoir prononcer le mot habituel et que tout le monde attend, ainsi que le mécontentement du républicain et du démocrate convaincu face à toute contrainte qui s'oppose à la libre expression des opinions, se conjuguèrent donc pour troubler l'intention initiale, qui était de reproduire l'exemple en restant dans les limites de la correction. L'auteur a conscience de cette pulsion perturbatrice, et il est permis de supposer qu'il y avait pensé immédiatement avant le lapsus.

«Le professeur N. ne s'est pas aperçu de son lapsus; du moins ne l'a-t-il pas corrigé, bien que cela se produise le plus souvent automatiquement. En revanche, les auditeurs, Français pour la plupart, ont accueilli ce lapsus avec une véritable satisfaction, comme un jeu de mots voulu. Quant à moi, j'ai suivi avec une profonde émotion ce processus inoffensif en apparence. Car si j'ai été obligé, pour des raisons faciles à comprendre, de m'abstenir de toute étude psychanalytique, je n'en ai pas moins vu dans ce lapsus une preuve frappante de l'exactitude de votre théorie concernant le déterminisme des actes manqués et les profondes analogies entre le lapsus et le mot d'esprit.»

r ) C'est également aux pénibles et douloureuses impressions du temps de guerre que doit son origine le lapsus suivant, dont me fait part un officier autrichien, rentré dans les foyers, le lieutenant T.:

«Alors que j'étais retenu comme prisonnier de guerre en Italie, nous avons été, deux cents officers environ, logés pendant plusieurs mois dans une villa très exiguë. Durant notre séjour dans cette villa, un de nos camarades est mort de la grippe. Cet événement a naturellement produit sur nous tous la plus profonde impression, car les conditions dans lesquelles nous nous trouvions, l'absence de toute assistance médicale, notre dénuement et notre manque de résistance rendaient la propagation de la maladie plus que probable. Après avoir mis le cadavre en bière, nous l'avons déposé dans un coin de la cave de la maison. Le soir, alors que nous faisions, un de mes amis et moi, une ronde autour de la maison, l'idée nous est venue de revoir le cadavre. Comme je marchais devant, je me suis trouvé, dès mon entrée dans la cave, devant un spectacle qui m'a profondément effrayé; je ne m'attendais pas à trouver la bière si proche de l'entrée et à voir à une si faible distance le visage du mort que le vacillement de la lumière de nos bougies avait comme animé. C'est sous l'impression de cette vision que nous avons poursuivi notre ronde. En un endroit d'où nos regards apercevaient le parc baigné par la lumière du clair de lune, une prairie éclairée comme en plein jour et, au-delà, de légers nuages vaporeux, la représentation que me suggérait toute cette atmosphère s'était concrétisée par l'image d'un chœur d'elfes dansant à la lisière du bois de cyprès proche de la prairie.

«L'après-midi du jour suivant, nous avons conduit notre pauvre camarade à sa dernière demeure. Le trajet qui séparait notre prison du cimetière de la petite localité voisine a été pour nous un douloureux et humiliant calvaire. Des adolescents bruyants, une population railleuse et persifleuse, des tapageurs grossiers ont profité de l'occasion pour manifester à notre égard des sentiments mêlés de curiosité et de haine. La conscience de mon impuissance en face de cette humiliation que je n'aurais pas supportée dans d'autres circonstances, l'horreur devant cette grossièreté exprimée de manière aussi cynique, m'ont rempli d'amertume et m'ont plongé dans un état de dépression qui a duré jusqu'au soir. À la même heure que la veille, avec le même compagnon, j'ai repris le chemin caillouteux qui faisait le tour de notre villa. En passant devant la grille de la cave où nous avions déposé la veille le cadavre de notre camarade, je me suis souvenu de l'impression que j'avais ressentie à la vue de son visage éclairé par la lumière des bougies. Et à l'endroit d'où j'apercevais à nouveau le parc étendu sous le clair de lune, je me suis arrêté et j'ai dit à mon compagnon: «Ici nous pourrions nous asseoir sur l'herbe (Gras ) et chanter (singen) une sérénade.» Mais en prononçant cette phrase j'avais commis deux lapsus: Grab (tombeau), au lieu de Gras (herbe) et sinken (descendre), au lieu de singen (chanter). Ma phrase avait donc pris le sens suivant: «Ici nous pourrions nous asseoir dans la tombe et descendre une sérénade.» Ce n'est qu'après avoir commis le second lapsus que j'ai compris ce que je voulais; quant au premier, je l'avais corrigé, sans saisir le sens de mon erreur. Je réfléchis un instant et, réunissant les deux lapsus, je recomposai la phrase: «descendre dans la tombe» (ins Grab sinken). Et voilà que les images se mettent à défiler avec une rapidité vertigineuse: les elfes dansant et planant au clair de lune; le camarade dans sa bière; le souvenir réveillé; les diverses scènes qui ont accompagné l'enterrement; la sensation du dégoût et de la tristesse éprouvés; le souvenir de certaines conversations sur la possibilité d'une épidémie; l'appréhension manifestée par certains officiers. Plus tard, je me suis rappelé que ce jour-là était l'anniversaire de la mort de mon père, souvenir qui m'a assez étonné, étant donné que j'ai une très mauvaise mémoire des dates.

«Après réflexion, tout m'était apparu clair; mêmes conditions extérieures dans les deux soirées consécutives, même heure, même éclairage, même endroit et même compagnon. Je me suis souvenu du sentiment de malaise que j'avais éprouvé lorsqu'il avait été question de l'extension éventuelle de la grippe, mais aussi du commandement intérieur qui m'interdisait de céder à la peur. La juxtaposition des mots «wir könnten ins Grab sinken» (nous pourrions descendre dans la tombe) m'a, elle aussi, révélé alors sa signification, en même temps que j'ai acquis la certitude que c'est seulement après avoir corrigé le premier lapsus (Grab – tombeau, en Gras – herbe), correction à laquelle je n'ai d'abord attaché aucune importance, que pour permettre au complexe refoulé de s'exprimer, j'ai commis le second (en disant sinken – descendre, au lieu de singen – chanter) .

«J'ajoute que j'avais à cette époque-là des rêves très pénibles, dans lesquels une parente très proche m'était apparue, à plusieurs reprises, comme gravement malade, et même une fois comme morte. Très peu de temps avant que je sois fait prisonnier, j'avais appris que la grippe sévissait avec violence dans le pays habité par cette parente – à laquelle j'avais d'ailleurs fait part de mes très vives appréhensions. Plusieurs mois après les événements que je raconte, j'ai reçu la nouvelle qu'elle avait succombé à l'épidémie quinze jours avant ces mêmes événements.»

z) Le lapsus suivant illustre d'une façon frappante l'un des douloureux conflits si fréquents dans la carrière du médecin. Un homme, selon toute vraisemblance malade incurable, mais dont la maladie n'est pas encore diagnostiquée d'une façon certaine, vient à Vienne s'enquérir de son sort et prie un de ses amis d'enfance, devenu médecin célèbre, de s'occuper de son cas – ce que cet ami finit par accepter, bien qu'à contre-cœur. Il conseille au malade d'entrer dans une maison de santé et lui recommande le sanatorium «Hera». – Mais cette maison de santé a une destination spéciale (clinique d'accouchements), objecte le malade. – Oh non, répond avec vivacité le médecin: on peut, dans cette maison, faire mourir (um brigen)… je veux dire faire entrer (UNTERbringen) n'importe quel malade. Il cherche alors à atténuer l'effet de son lapsus. – Tu ne vas pas croire que j'ai à ton égard des intentions hostiles? Un quart d'heure plus tard, il dit à l'infirmière qui l'accompagne jusqu'à la porte: – Je ne trouve rien et ne crois toujours pas qu'il soit atteint de ce qu'on soupçonne. Mais s'il l'était, il ne resterait, à mon avis, qu'à lui administrer une bonne dose de morphine, et tout serait fini. Or il se trouve que son ami lui avait posé comme condîtion d'abréger ses souffrances avec un médicament, dès qu'il aurait acquis la certitude que le cas était désespéré. Le médecin s'était donc réellement chargé (à une certaine condition) de faire mourir son ami.

n ) Je ne puis résister à la tentation de citer un exemple de lapsus particulièrement instructif, bien que, d'après celui qui me l'a raconté, il remonte à 20 années environ. Une dame déclare un jour, dans une réunion (et le ton de sa déclaration révèle chez elle un certain état d'excitation et l'influence de certaines tendances cachées): Oui, pour plaire aux hommes, une femme doit être jolie; le cas de l'homme est beaucoup plus simple: il lui suffit d'avoir cinq membres droits! Cet exemple nous révèle le mécanisme intime d'un lapsus par condensation ou par contamination (voir p. 62). Il semblerait, à première vue, que cette phrase résulte de la fusion de deux propositions:

il lui suffit d'avoir quatre membres droits

il lui suffit d'avoir cinq sens intacts.

Ou bien, on peut admettre que l'élément droit est commun aux deux intentions verbales qui auraient été les suivantes

il lui suffit d'avoir ses membres droits

et de les maintenir droits tous les cinq.

Rien ne nous empêche d'admettre que ces deux phrases ont contribué à introduire, dans la proposition énoncée par la dame, d'abord un nombre en général, ensuite le nombre mystérieux de cinq, au lieu de celui, plus simple et plus naturel en apparence, de quatre. Cette fusion ne se serait pas produite, si le nombre cinq n'avait pas, dans la phrase échappée comme lapsus, sa signification propre, celle d'une vérité cynique qu'une femme ne peut énoncer que sous un certain déguisement. – Nous attirons enfin l'attention sur le fait que, telle qu'elle a été énoncée, cette phrase constitue aussi bien un excellent mot d'esprit qu'un lapsus amusant. Tout dépend de l'intention, consciente ou inconsciente, avec laquelle cette femme a prononcé la phrase. Or, son comportement excluait toute intention consciente; il ne s'agissait donc pas d'un mot d'esprit!

La ressemblance entre un lapsus et un jeu de mots peut aller très loin, comme dans le cas communiqué par 0. Rank, où la personne qui a commis le lapsus finit par en rire comme d'un véritable jeu de mots Internat. Zeitschr. f. Psychoanal., I, 1913):

«Un homme marié depuis peu et auquel sa femme, très soucieuse de conserver sa fraîcheur et ses apparences de jeune fille, refuse des rapports sexuels trop fréquents, me raconte l'histoire suivante qui l'avait beaucoup amusé, ainsi que sa femme: le lendemain d'une nuit au cours de laquelle il avait renoncé au régime de continence que lui imposait sa femme, il se rase dans la chambre à coucher commune et se sert, comme il l'avait déjà fait plus d'une fois, de la houppe déposée sur la table de nuit de sa femme, encore couchée. Celle-ci, très soucieuse de son teint, lui avait souvent défendu d'utiliser sa houppe; elle lui dit donc, contrariée: «Tu me poudres de nouveau avec ta houppe!» Voyant son mari éclater de rire, elle s'aperçoit qu'elle a commis un lapsus (elle voulait dire: tu te poudres de nouveau avec ma houppe) et se met à rire à son tour (dans le jargon viennois pudern – poudrer – signifie coïter; quant à houppe, sa signification symbolique – pour phallus – n'est, dans ce cas, guère douteuse).»

L'affinité qui existe entre le lapsus et le jeu de mots se manifeste encore dans le fait que le lapsus n'est généralement pas autre chose qu'une abréviation:

i) Une jeune fille ayant terminé ses études secondaires se fait inscrire, pour suivre la mode, à la Faculté de Médecine. Au bout de quelques semestres, elle renonce à la médecine et se met à étudier la chimie. Quelques années après, elle parle de ce changement dans les termes suivants: «la dissection, en général, ne m'effrayait pas; mais un jour où je dus arracher les ongles des doigts d'un cadavre, je fus dégoûtée de toute la chimie.»

k ) J'ajoute encore un autre cas de lapsus, dont l'interprétation ne présente aucune difficulté. «Un professeur d'anatomie cherche à donner une description aussi claire que possible de la cavité nasale qui, on le sait, constitue un chapitre très difficile de l'anatomie du crâne. Lorsqu'il demande si tous les auditeurs ont bien compris ses explications, il reçoit en réponse un oui unanime. À quoi le professeur, connu pour être un personnage fort présomptueux, répond à son tour: «je le crois difficilement, car les personnes qui se font une idée correcte de la structure de la cavité nasale peuvent, même dans une ville comme Vienne, être comptées sur un doigt… pardon, je voulais dire sur les doigts d'une main.»

h) Le même anatomiste dit une autre fois: «En ce qui concerne les organes génitaux de la femme, on a, malgré de nombreuses tentations (Versuchungen)… pardon, malgré de nombreuses tentatives (Versuche)»…

u ) Je dois au docteur Alf. Robitschek ces deux exemples de lapsus qu'il a retrouvés chez un vieil auteur français (Brantôme [1572-1614]: Vies des dames galantes. Discours second). Je transcris ces deux cas dans leur texte original.


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