5. Les lapsus (1)

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Il n'est pas aussi facile de montrer dans tous les cas (comme Meringer vient de le faire dans le cas du président) que le lapsus consistant dans le remplacement d'un mot par son contraire, résulte d'une opposition intérieure contre le sens de la phrase qu'on veut ou doit prononcer. Nous avons retrouvé un mécanisme analogue, en analysant l'exemple aliquis , où l'opposition intérieure s'est manifestée par l'oubli du nom, et non par son remplacement par son contraire. Nous ferons toutefois observer, pour expliquer cette différence, qu'il n'existe pas de mot avec lequel aliquis présente le même rapport d'opposition que celui qui existe entre «ouvrir» et clore», et nous ajouterons que le mot «ouvrir» est tellement usuel que son oubli ne constitue sans doute qu'un fait exceptionnel.

Si les derniers exemples de Meringer et Mayer nous montrent que les troubles de langage, connus sous le nom de lapsus, peuvent être provoqués soit par des sons ou des mots (agissant par anticipation ou rétroactivement) de la phrase même qu'on veut prononcer, soit par des mots ne faisant pas partie de cette phrase, extérieurs à elle et dont l'état d'excitation ne se révèle (lue par la formation du lapsus, nous voulons voir maintenant s'il existe entre ces deux catégories de lapsus une séparation nette et tranchée et, dans l'affirmative, quels sont les signes qui nous permettent de dire, en présence d'un cas donné, s'il fait partie de l'une ou l'autre de ces catégories. Dans son ouvrage sur la Psychologie des peuples [22], Wundt, tout en cherchant à dégager les lois de développement du langage, s'occupe également des lapsus, au sujet desquels il formule quelques considérations dont il convient de tenir compte. Ce qui, d'après Wundt, ne manque jamais dans les lapsus et les phénomènes similaires, ce sont certaines influences psychiques. «Nous nous trouvons tout d'abord en présence d'une condition positive, qui consiste dans la production libre et spontanée d'associations tonales et verbales provoquées par les sons énoncés. À côté de cette condition positive, il y a une condition négative, qui consiste dans la suppression ou dans le relâchement du contrôle de la volonté et de l'attention, agissant, elle aussi, comme fonction volitive. Ce jeu de l'association peut se manifester de plusieurs manières: un son peut être énoncé par anticipation ou reproduire les sons qui l'ont précédé; un son qu'on a l'habitude d'énoncer peut venir s'intercaler entre d'autres sons; ou, enfin, des mots tout à fait étrangers à la phrase, mais présentant avec les sons qu'on veut énoncer des rapports d'association, peuvent exercer une action perturbatrice sur ces derniers. Mais quelle que soit la modalité qui intervient, la seule différence constatée porte sur la direction et, en tout cas, sur l'amplitude des associations qui se produisent, mais, nullement sur leur caractère général. Dans certains cas, on éprouve même une grande difficulté à déterminer la catégorie dans laquelle il faut ranger un trouble donné, et on se demande s'il ne serait pas plus conforme à la vérité d'attribuer ce trouble à l'action simultanée et combinée de plusieurs causes, d'après le principe des causes complexes [23]» (pp. 380 et 381).

Ces remarques de Wundt me paraissent tout à fait justifiées et très instructives. Il y aurait seulement lieu, à mon avis, d'insister plus que ne le fait Wundt sur le fait que le facteur positif, favorisant le lapsus, c'est-à-dire le libre déroulement des associations, et le facteur négatif, c'est-à-dire le relâchement de l'action inhibitrice de l'attention, agissent presque toujours simultanément, de sorte que ces deux facteurs représentent deux conditions, également indispensables, d'un seul et même processus. C'est précisément à la suite du relâchement de l'action inhibitrice de l'attention ou, pour nous exprimer plus exactement, grâce à ce relâchement, que s'établit le libre déroulement des associations.

Parmi les exemples de lapsus que j'ai moi-même réunis, je n'en trouve guère où le trouble du langage se laisse réduire uniquement et exclusivement à ce que Wundt appelle l' «action par contact de sons». Je trouve presque toujours, en plus de l'action par contact, une action perturbatrice ayant sa source en dehors du discours qu'on veut prononcer, et cet élément perturbateur est constitué soit par une idée unique, restée inconsciente, mais qui se manifeste par le plasus et ne peut le plus souvent être amenée à la conscience qu'à la suite d'une analyse approfondie, soit par un mobile psychique plus général qui s'oppose à tout l'ensemble du discours.

a) Amusé par la vilaine grimace que fait ma fille en mordant dans une pomme, je veux lui citer les vers suivants:

Der Affe gar possierlich ist,

Zumal wenn er vorn Apfel frisst [24].

Mais je commence: Der Apfe… Cela apparaît comme une contamination entre Affje et Apfel (formation de compromis) ou peut aussi être considéré comme une anticipation du mot Apfel qui doit venir l'instant d'après. Mais la situation exacte serait plutôt la suivante: J'avais déjà commencé une première fois cette citation, sans commettre de lapsus. Je n'ai commis le lapsus qu'en recommençant la citation, et j'ai été obligé de recommencer, parce que ma fille à laquelle je m'adressais, occupée par autre chose, ne m'avait pas entendu. Cette répétition, ainsi que l'impatience que j'éprouvais d'en finir avec ma citation, doivent certainement être rangées parmi les causes de mon lapsus, qui se présente comme un lapsus par condensation.

b) Ma fille dit: je veux écrire à Madame Schresinger (ich schreibe der Frau Schresinger). Or, la dame en question s'appelle Shlesinger. Ce lapsus tient certainement à la tendance que nous avons à faciliter autant que possible l'articulation, et dans le cas particulier la lettre 1 du nom Schlesinger devait être difficile à prononcer, après les r de tous les mots précédents (schReibe deR FRau). Mais je dois ajouter que ma fille a commis ce lapsus quelques instants après que j'aie prononcé «Apfe», au lieu de «Affe». Or, les lapsus sont contagieux au plus haut degré, ainsi d'ailleurs que les oublis de noms au sujet desquels Meringer et Mayer avaient noté cette particularité. Je ne saurais donner aucune explication de cette contagiosité psychique.

c) «Je me replie comme un couteau de poche» (… wie ein Taschenmesser), veut me dire une malade au commencement de la séance de traitement. Seulement, au lieu de Taschenmesser, elle prononce Tassenmescher, intervertissant ainsi l'ordre des sons, ce qui peut, à la rigueur, s'expliquer par la difficulté d'articulation que présente ce mot. Quand j'attire son attention sur l'erreur qu'elle vient de commettre, elle me répond aussitôt: «C'est parce que vous avez dit vous-même tout à l'heure Ernscht». Je l'ai en effet accueillie par ces mots: «Aujourd'hui ce sera sérieux (Ernst)», parce que ce devait être la dernière séance avant le départ en vacances; seulement, voulant plaisanter, j'ai prononcé Ernscht, au lieu de Ernst. Au cours de la séance, la malade commet de nouveaux lapsus, et je finis par m'apercevoir qu'elle ne se borne pas à m'imiter, mais qu'elle a des raisons particulières de s'attarder dans son inconscient, non au mot, mais au nom «Ernst» (Ernest) [25].

d) «Je suis tellement enrhumée du cerveau que je ne peux pas respirer par le nez», veut dire la même malade. Seulement, au lieu de dire correctement: «durch die Nase atmen» (respirer par le nez), elle commet le lapsus: «durch die Ase natmen». Elle trouve aussitôt l'explication de ce lapsus. «Je prends tous les jours le tramway dans la rue Hasenauerstrasse, et ce matin, alors que j'attendais la voiture, je me suis dit que si j'étais Française, je prononcerais Asenauerstrasse (sans h), car les Français ne prononcent jamais le h au commencement du mot.» Elle me parle ensuite de tous les Français qu'elle avait connus, et après de nombreux détours elle se souvient qu'à l'âge de 14 ans elle avait, dans la pièce «Kurmärker und Picarde», joué le rôle de la Picarde et parlé, à cette occasion, un allemand incorrect. Ce qui a provoqué toute cette série de souvenirs, ce fut la circonstance tout à fait occasionnelle du séjour d'un Français dans sa maison. L'interversion des sons apparaît donc comme un effet de la perturbation produite par une idée inconsciente faisant partie d'un ensemble tout à fait étranger.

e) Tout à fait analogue, le mécanisme du lapsus chez une autre patiente qui, voulant reproduire un très lointain souvenir d'enfance, se trouve subitement frappée d'amnésie. Il lui est impossible de se rappeler la partie du corps qui a été souillée par l'attouchement d'une main impertinente et voluptueuse. Quelque temps après, étant en visite chez une amie, elle s'entretient avec elle de villégiatures. À la question: où se trouve située sa maison de M., elle répond sur le flanc de la montagne (Berglende), au lieu de dire sur le versant de la montagne (Berglelne).

f) Une autre de mes patientes, à qui je demande, une fois la séance terminée, comment va son oncle, me répond: «Je l'ignore, car je ne le vois plus maintenant qu'in flagrand.» Le lendemain elle me dit: «Je suis vraiment honteuse de vous avoir donné hier une réponse aussi stupide. Vous devez certainement me prendre pour une personne dépourvue de toute instruction et qui confond constamment les mots étrangers. Je voulais dire: en passant.» Nous ne savions pas encore alors quelle était la raison pour laquelle elle avait employé l'expression in flagranti, à la place de en passant. Mais au cours de la même séance, la suite de la conversation commencée la veille a évoqué chez elle le souvenir d'un événement dans lequel il s'agissait principalement de quelqu'un qui a été pris in flagranti (en flagrant délit). Le lapsus dont elle s'était rendue coupable a donc été produit par l'action anticipée de ce souvenir, encore à l'état inconscient.

g) J'analyse une autre malade. À un moment donné, je suis obligé de lui dire que les données de l'analyse me permettent de soupçonner qu'à l'époque dont nous nous occupons elle devait avoir honte de sa famille et reprocher à son père des choses que nous ignorons encore. Elle dit ne pas se souvenir de tout cela, mais considère mes soupçons comme injustifiés. Mais elle ne tarde pas à introduire dans la conversation des observations sur sa famille: «Il faut leur rendre justice: ce sont des gens comme on n'en voit pas beaucoup, ils sont tous avares (sie haben alle Geiz; littéralement: ils ont tous de l'avarice)… je veux dire: ils ont tous de l'esprit (Geist).» Tel était en effet le reproche qu'elle avait refoulé de sa mémoire. Or, il arrive souvent que l'idée qui s'exprime dans le lapsus est précisément celle qu'on veut refouler (cf. le cas de Meringer: «zum Vorschwein gekommen»). La seule différence qui existe entre mon cas et celui de Meringer est que dans ce dernier la personne veut refouler quelque chose dont elle est consciente, tandis que ma malade n'a aucune conscience de ce qui est refoulé ou, peut-on dire encore, qu'elle ignore aussi bien le fait du refoulement que la chose refoulée.

h) Le lapsus suivant peut également être expliqué par un refoulement intentionnel. Je rencontre un jour dans les Dolomites deux dames habillées en touristes. Nous faisons pendant quelque temps route ensemble, et nous parlons des plaisirs et des inconvénients de la vie de touriste. Une des dames reconnaît que la journée du touriste n'est pas exempte de désagréments. «Il est vrai, dit-elle, que ce n'est pas du tout agréable, lorsqu'on a marché toute une journée au soleil et qu'on a la blouse et la chemise trempées de sueur…» À ces derniers mots, elle a une petite hésitation. Puis elle reprend: «Mais lorsqu'on rentre ensuite nach Hose (au lieu de nach Hause, chez soi) et qu'on peut enfin se changer…» J'estime qu'il ne faut pas avoir recours à une longue analyse pour trouver l'explication de ce lapsus. Dans sa première phrase, la dame avait évidemment l'intention de raire une énumération complète: blouse, chemise, pantalon (Hose). Pour des raisons de convenance, elle s'abstient de mentionner cette dernière pièce d'habillement, mais dans la phrase suivante, tout à fait indépendante par son contenu de la première, le mot Hose (pantalon), qui n'a pas été prononcé au moment voulu, apparaît à titre de déformation du mot Hause.

i ) «Si vous voulez acheter des tapis, allez donc chez Kaufmann, rue Matthäusgasse. Je crois pouvoir vous recommander à lui», me dit une dame. Je répète: «Donc chez Matthäus… pardon, chez Kaufmann». Il semblerait que c'est par distraction que j'ai mis un nom à la place d'un autre. Les paroles de la dame ont en effet distrait mon attention, en la dirigeant sur des choses plus importantes que les tapis. Dans la Matthäusgasse se trouve en effet la maison qu'habitait ma femme alors qu'elle était fiancée. L'entrée de la maison se trouvait dans une autre rue dont je constate avoir oublié le nom, et je suis obligé de faire un détour pour le retrouver. Le nom Matthäus auquel je m'attarde constitue donc pour moi un nom de substitution du nom cherché. Il se prête mieux à ce rôle que le nom Kaufmann, puisqu'il est uniquement un rôle de personne, alors que Kaufmann est en même temps qu'un nom de personne, un substantif (marchand). Or la rue qui m'intéresse porte également un nom de personne: Radetzky.
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