12. Déterminisme. Croyance au hasard et suprstition. Points de vue (2)

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En restant dans les limites de ces considérations, je ne puis donner aux questions formulées plus haut qu'une réponse subjective, c'est-à-dire fondée sur mon expérience personnelle. Je suis obligé d'avouer que je fais partie de cette catégorie d'hommes indignes devant lesquels les esprits suspendent leur activité et auxquels le suprasensible échappe, de sorte que je ne me suis jamais trouvé capable d'éprouver quoi que ce soit qui pût faire naître en moi la croyance aux miracles. Comme tous les hommes, j'ai eu des pressentiments et éprouvé des malheurs, mais il n'y a jamais eu coïncidence entre les uns et les autres, c'est-à-dire que les pressentiments n'ont jamais été suivis de malheurs et que les malheurs n'ont jamais été précédés de pressentiments. Lorsque, jeune homme, j'habitais une grande ville étrangère, seul et loin des miens, il m'a souvent semblé entendre subitement prononcer mon nom par une voix connue et chère et je notais le moment précis où s'était produite l'hallucination, pour me renseigner auprès des miens sur ce qui s'était passé chez eux à ce moment-là. On me répondait chaque fois qu'il ne s'était rien passé. En revanche, il m'est arrivé plus tard de causer tranquillement et sans le moindre pressentiment avec un malade, alors que mon enfant était sur le point de mourir d'une hémorragie. Aucun des pressentiments, d'ailleurs, dont m'ont fait part mes malades n'a jamais pu acquérir à mes yeux la valeur d'un phénomène réel.

La croyance aux rêves prophétiques compte beaucoup de partisans, parce qu'elle peut s'appuyer sur le fait que beaucoup de choses revêtent plus tard dans la réalité J'aspect que le désir leur avait donné pendant le rêve. À cela il n'y a rien d'étonnant, et d'ailleurs la crédulité des rêveurs néglige très volontiers les écarts souvent considérables qui existent entre la chose rêvée et la chose réalisée. Une malade intelligente et ayant horreur du mensonge a livré un jour à mon analyse un bel exemple d'un rêve qu'on peut avec raison qualifier de prophétique. Elle avait rêvé avoir rencontré, devant tel magasin, situé dans telle rue, son ancien ami et médecin; or, ayant le lendemain matin une course à faire dans le centre de la ville, elle rencontra effectivement ce monsieur à l'endroit précis où elle l'avait vu dans le rêve. Je lui fis remarquer que cette singulière coïncidence était restée sans aucun rapport avec les événements de sa vie ultérieure, qu'il était donc impossible de lui trouver une justification dans les faits qui l'avaient suivie.

Un examen a permis de l'établir: rien ne prouvait que la dame se soit souvenue de son rêve dès le matin, c'est-à-dire avant la rencontre. Elle consentit volontiers à considérer avec moi la situation comme dépourvue de tout caractère miraculeux et à n'y voir qu'un problème psychologique intéressant. Elle traverse un matin une certaine rue, rencontre devant un certain magasin son ancien médecin et, en le voyant, elle se croit convaincue d'avoir rêvé la nuit précédente qu'elle a rencontré ce médecin au même endroit. L'analyse a pu montrer avec beaucoup de vraisemblance comment s'était formée chez elle cette conviction, à laquelle on ne peut, d'une façon générale, refuser un certain degré de sincérité. Une rencontre dans un endroit déterminé, après une attente préalable, n'est autre chose qu'un rendez-vous. La vue du vieux médecin a évoqué chez elle le souvenir du temps jadis où les rendez-vous avec une troisième personne, dont ce médecin était également l'ami, ont joué dans sa vie un rôle très important. Elle a conservé des relations avec cette troisième personne et l'avait attendue en vain le jour qui avait précédé le rêve. Si je pouvais donner ici tous les détails de cette situation, il me serait facile de montrer que l'illusion du rêve prophétique, qui s'est formée à la vue de l'ancien ami, équivaut à peu près au discours suivant: «Ah, cher docteur, vous me rappelez maintenant le bon vieux temps, alors que je n'attendais jamais N. en vain et qu'il était fidèle aux rendez-vous.»

Voici un exemple personnel de cette «coïncidence singulière», qui consiste à rencontrer une personne à laquelle on vient justement de penser. Par sa simplicité et sa facilité d'interprétation, cet exemple peut être considéré comme un cas-modèle. Quelques jours après avoir reçu le titre de professeur qui, dans les États monarchiques, confère une grande autorité, je me laisse, au cours d'une promenade en ville, absorber par une rêverie enfantine dans laquelle je formais des projets de vengeance contre les parents d'une de mes anciennes malades. Ces parents m'avaient appelé, quelques mois auparavant, auprès de leur petite fille chez laquelle s'était produit, à la suite d'un rêve, un phénomène obsessionnel intéressant. Ce cas, dont je cherchais à établir la genèse, m'intéressait beaucoup; mais le traitement que j'avais proposé ne fut pas accepté par les parents qui me firent comprendre qu'ils avaient l'intention de s'adresser à une célébrité étrangère, traitant par l'hypnose. Je rêvais donc qu'après l'échec complet de cette tentative, les parents me priaient d'appliquer mon traitement à moi, disant qu'ils avaient maintenant pleine confiance, etc. Mais moi, je répondais: «Ah oui, maintenant que je suis professeur vous avez confiance. Le titre n'a rien ajouté à mes connaissances. Puisque vous ne vouliez pas de moi, lorsque j'étais «docent», vous vous passerez de moi aujourd'hui que je suis professeur.» Tout à coup ma rêverie est interrompue par un salut lancé à haute voix: «Bonjour, Monsieur le Professeur!» Je lève la tête et qui vois-je? Les parents de mon ancienne malade dont je venais de me venger en repoussant les offres. Il m'a suffi d'un instant de réflexion pour constater qu'il n'y avait dans cette coïncidence rien de miraculeux, J'étais dans une rue droite, large, peu fréquentée, le couple venait dans ma direction; en jetant devant moi un rapide regard, alors qu'ils étaient à une vingtaine de pas, j'ai certainement aperçu et reconnu leurs visages, mais, comme il arrive dans une hallucination négative, j'ai écarté cette perception, pour les motifs affectifs qui se sont manifestés dans la rêverie, laquelle a surgi avec toutes les apparences de la spontanéité.

Je rapporte, d'après M. Otto Rank, un autre cas d' «explication d'un prétendu pressentiment» (Zentralbl. f. Psychoanal., 11, 5):

«Il y a quelque temps, j'ai fait moi-même l'expérience d'une variante bizarre de cette «miraculeuse coïncidence» qui consiste à rencontrer une personne à laquelle on vient justement de penser. Je me rends la veille de Noël à la Banque d'Autriche-Hongrie pour échanger, en vue des étrennes, un billet de dix couronnes contre dix pièces de 1 couronne en argent. Plongé dans des rêves ambitieux liés au contraste entre la maigre somme que j'allais toucher et les énormes masses d'argent accumulées dans la banque, je débouche dans la petite rue où est située cette dernière. Je vois devant le portail une automobile; beaucoup de gens entrent dans la banque et en sortent. Je me demande si les employés auront le temps de s'occuper de mes couronnes; je ferai d'ailleurs vite; je déposerai le billet et je dirai: «Donnez-moi de l'or, s'il vous plaît.» J'aperçois aussitôt mon erreur: c'est de l'argent que je dois demander; et je sors de ma rêverie. Je suis à quelques pas de l'entrée et je vois venir au-devant de moi un jeune homme que je crois connaître, mais je que ne puis encore reconnaître avec certitude, à cause de ma myopie, Lorsqu'il s'approche davantage, je reconnais en lui un camarade d'école de mon frère, nommé Gold (or), frère lui-même d'un écrivain connu, sur l'appui duquel j'avais beaucoup compté au début de ma carrière littéraire. Cet appui m'a manqué et, avec lui, le succès matériel espéré qui m'avait préoccupé dans ma rêverie, pendant que je me rendais à la banque. Plongé dans mes rêveries, j'ai donc dû percevoir, sans m'en rendre compte, l'approche de M. Gold, ce qui, dans ma conscience rêvant de succès matériels, s'est manifesté sous la forme de la décision que j'avais prise de demander au caissier de l'or (Gold), à la place de l'argent qui est de valeur moindre. D'autre part, le fait paradoxal que mon inconscient a été capable de percevoir un objet que l'œil n'a reconnu que plus tard s'explique par un «complexe» (Bleuler) particulier qui, orienté vers des choses matérielles, dirigeait mes pas, à l'exclusion de toute autre préoccupation, vers le bâtiment où s'effectuait l'échange entre or et billets de banque.»

On rattache encore au domaine du miraculeux et du mystérieux la bizarre sensation qu'on éprouve à certains moments et dans certaines situations et qui fait qu'on croit avoir déjà vu ce qu'on voit, s'être déjà trouvé une fois dans la même situation, sans toutefois pouvoir se rappeler quand et dans quelles conditions. Je sais que je m'exprime très improprement, en qualifiant de sensation ce qu'on éprouve dans ces moments-là. Il s'agit plutôt d'un jugement, et d'un jugement cognitif; mais ces ras n'en présentent pas moins un caractère particulier, et l'on ne doit pas négliger le fait de l'impossibilité de se souvenir de ce que l'on cherche. J'ignore si l'on s'est sérieusement servi de ce phénomène du «déjà vu», pour en faire un argument prouvant une existence psychique antérieure de l'individu; mais les psychologues se sont intéressés à ce phénomène et se sont livrés aux spéculations les plus variées à propos de cette énigme. Aucune des explications proposées ne me paraît correcte, car toutes ne tiennent compte que des détails qui accompagnent le phénomène et des conditions qui le favorisent. La plupart des psychologues actuels négligent complètement les processus psychiques qui, à mon avis, sont seuls susceptibles de fournir l'explication du «déjà vu» – je veux parler des rêveries inconscientes.

Je crois qu'on a tort de qualifier d'illusion la sensation du «déjà vu et déjà éprouvé». Il s'agit réellement, dans ces moments-là, de quelque chose qui a déjà été éprouvé; seulement, ce quelque chose ne peut faire l'objet d'un souvenir conscient, parce que l'individu n'en a jamais eu conscience. Bref, la sensation du «déjà vu» correspond au souvenir d'une rêverie inconsciente. Il y a des rêveries (rêves éveillés) inconscientes, comme il y a des rêveries conscientes, que chacun connaît par sa propre expérience.

Je sais que le sujet mériterait une discussion approfondie; mais je ne donnerai ici que l'analyse d'un seul cas de «déjà vu», et encore parce que la sensation a été remarquable par son intensité et sa durée. Une dame, aujourd'hui âgée de 37 ans, prétend se rappeler de la façon la plus nette qu'étant venue, à l'âge de 12 ans et demi, en visite chez des amies habitant la campagne, elle eut la sensation, en entrant pour la première fois dans le jardin, d'y avoir déjà été. La même sensation se renouvela, lorsqu'elle entra dans les appartements, de sorte qu'elle savait d'avance quelle pièce serait la suivante, quel coup d'œil on aurait de cette pièce, etc. Il résulte de tous les renseignements recueillis que c'était bien pour la première fois qu'elle voyait et la maison et le jardin. La dame qui racontait cela, n'en cherchait pas l'explication psychologique, mais voyait dans la sensation qu'elle avait éprouvée alors un pressentiment prophétique du rôle que ces amies devaient jouer plus tard dans sa vie affective. Mais en réfléchissant aux circonstances dans lesquelles s'est produit ce phénomène, nous trouvons facilement les éléments de son explication. Lorsque cette visite fut décidée, elle savait que ces jeunes filles avaient un frère unique, gravement malade. Elle put le voir pendant son séjour là-bas, lui trouva très mauvaise mine et se dit qu'il ne tarderait pas à mourir. Or, son unique frère à elle avait eu, quelques mois auparavant, une diphtérie grave; pendant sa maladie, elle fut éloignée de la maison et séjourna pendant plusieurs semaines chez une parente. Elle croit se rappeler que son frère l'avait accompagnée dans cette visite à la campagne; elle pense même que ce fut sa première grande sortie après sa maladie. Ses souvenirs sur ces points sont d'ailleurs singulièrement vagues, alors qu'elle se rappelle parfaitement tous les autres détails, et notamment la robe qu'elle portait ce jour-là. Il suffit d'un peu d'expérience pour deviner que l'attente de la mort de son frère a alors joué un grand rôle dans la vie de cette jeune fille et que cette attente n'a jamais été consciente, ou bien a subi un refoulement énergique a la suite de l'heureuse issue de la maladie. Dans le cas contraire (si son frère était mort), elle aurait été obligée de mettre une autre robe, et notamment une robe de deuil. Elle retrouve chez ses amies une situation analogue: un frère unique, en danger de mort (il est d'ailleurs mort peu après). Elle aurait dû se souvenir consciemment qu'elle s'était trouvée elle-même dans cette situation quelque mois auparavant; niais empêchée d'évoquer ce souvenir, parce qu'il était refoulé, elle a transféré sa sensation de souvenir à la maison et an jardin, ce qui lui fit éprouver un sentiment de «fausse reconnaissance», l'illusion d'avoir déjà vu tout cela. Nous pouvons conclure du fait du refoulement que l'attente où elle se trouvait à l'époque de voir son frère mourir avait presque le caractère d'un désir capricieux: elle serait alors restée l'enfant unique. Au cours de la névrose dont elle fut atteinte ultérieurement elle était obsédée de la façon la plus intense par la crainte de voir ses parents mourir, crainte derrière laquelle l'analyse a pu, comme toujours, découvrir un désir inconscient ayant le même contenu.

En ce qui concerne les quelques rares et rapides sensations de «déjà vu» que j'ai éprouvées moi-même, j'ai toujours réussi à leur assigner pour origine les constellations affectives du moment. «Il s'agissait chaque fois du réveil de conceptions et de projets imaginaires (inconnus et inconscients) qui correspondait, chez moi, au désir d'obtenir une amélioration de ma situation [99]

V. Un de mes collègues, possédant une vaste culture philosophique, auquel j'ai eu récemment l'occasion d'exposer quelques exemples d'oubli de noms accompagnés de leur analyse, s'est empressé de me répondre: «C'est très beau; mais chez moi l'oubli de noms se produit autrement.» La réponse est trop facile; je ne crois pas que mon collègue ait jamais songé à faire J'analyse d'un oubli de nom; il ne put d'ailleurs pas me dire comment se produisaient chez lui ces oublis. Mais sa remarque touche à un problème que beaucoup de personnes sont tentées de considérer comme ayant une importance capitale. L'explication des actes manqués et accidentels que nous proposons a-t-elle une portée générale ou ne vaut-elle que pour des cas isolés? Et, dans ce dernier cas, dans quelles conditions peut-elle être étendue aux phénomènes ayant un mode de production différent? Mon expérience et mes observations personnelles ne me permettent pas de répondre à cette question. Je puis seulement affirmer que les rapports que j'ai établis dans cet ouvrage sont loin d'être rares, car toutes les fois que je les ai recherchés, soit dans des cas me concernant personnellement, soit dans des exemples se rapportant à mes malades, j'ai pu en constater la réalité ou, dans les cas les moins favorables, trouver de bonnes raisons d'admettre cette réalité. Il n'est pas étonnant que l'on ne trouve pas toujours et dans tous les cas le sens caché d'un acte symptomatique, car il faut se rappeler le rôle décisif que jouent souvent les résistances intérieures qui, selon la force et l'intensité qu'elles possèdent, s'opposent plus ou moins à la solution du problème recherchée par l'analyse. Il n'est pas davantage possible d'interpréter chaque rêve, sans exception, qu'on fait soi-même ou que fait un malade; il suffit, pour que la portée générale de la théorie se trouve confirmée, de pouvoir pénétrer un peu plus loin, aussi loin que possible, dans l'ensemble caché. Tel rêve qui se montre réfractaire à l'analyse, lorsqu'on veut la tenter dès le lendemain, laisse souvent révéler son mystère une semaine ou un mois après, lorsqu'un changement réel survenu dans l'intervalle, a diminué les forces des facteurs psychiques en lutte entre eux. On peut en dire autant de l'explication dos actes accidentels et symptomatiques; l'exemple de l'erreur citée plus haut: «en tonneau à travers l'Europe», m'a fourni l'occasion de montrer comment un symptôme d'abord inexplicable devient accessible à l'analyse, lorsque l'intérêt réel pour les idées refoulées subit une réduction. Tant qu'il était possible que mon frère reçoive avant moi le titre tant convoité, cette erreur de lecture a résisté à toutes les tentatives d'analyse; mais le jour où j'eus la certitude que ce fait ne se produirait pas, j'ai trouvé le chemin qui devait me conduire à la solution de l'énigme. Il serait donc inexact d'affirmer que tous les cas qui résistent à l'analyse sont produits à la faveur de mécanismes autres que ceux que nous indiquons; pour que cette affirmation soit vraie, elle devrait pouvoir s'appuyer sur d'autres arguments que les arguments purement négatifs. Il est probable que, même chez les hommes normaux, la tendance à croire à la possibilité d'une autre explication des actes symptomatiques et accidentels ne repose sur aucune base réelle; cette tendance n'est, à son tour, qu'une manifestation de ces mêmes forces psychiques qui ont produit le mystère et qui, pour cette raison, s'efforcent de le maintenir et s'opposent à son éclaircissement.


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