12. Déterminisme. Croyance au hasard et suprstition. Points de vue (1)

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Je veux insister sur les analyses de «cas de nombres», car je ne connais pas d'autres observations qui fassent apparaître avec autant d'évidence l'existence de processus intellectuels très compliqués, complètement extérieurs à la conscience; et, d'autre part, ces cas fournissent les meilleurs exemples d'analyses dans lesquelles la collaboration si souvent incriminée du médecin (suggestion) peut être exclue avec une certitude à peu près absolue. Je communiquerai donc l'analyse d'un «cas de nombre» se rapportant à l'un de mes malades, dont je dirai seulement qu'il est le plus jeune d'une famille assez nombreuse et qu'il a perdu de très bonne heure son père qu'il adorait. Amusé par l'expérience, il énonce le nombre 426 718 et se demande: «Qu'est-ce qui me vient à l'esprit à ce propos? D'abord une plaisanterie: lorsqu'on fait soigner un rhume de cerveau par le médecin, il dure 42 jours; mais lorsqu'on l'abandonne à lui-même, il dure 6 semaines. Ceci correspond aux premiers chiffres du nombre 42 = 6 X 7.» Pendant la pause qui suit cette première réponse, j'attire son attention sur le fait que le nombre choisi par lui renferme tous les premiers chiffres, sauf 3 et 5. À la suite de cette observation, il reprend son explication. «Nous sommes 7 frères et sœurs, je suis le plus jeune des enfants; le 3 correspond au numéro d'ordre de ma sœur A., le 5 à celui de mon frère L.; l'un et l'autre étaient mes ennemis. Enfant, je priais Dieu tous les soirs de me débarrasser de ces deux tortionnaires. On dirait que je m'accorde moi-même la satisfaction désirée, en omettant dans mon nombre les chiffres 3 et 5, c'est-à-dire en ne mentionnant pas le méchant frère et la sœur détestée. – Puisque ce nombre désigne vos frères et sœurs, que signifie le 18 qui se trouve à la fin? Vous n'étiez bien que 7. – Je me suis souvent dit que si mon père avait vécu plus longtemps, je ne serais pas resté le dernier. S'il avait eu 1 enfant de plus, nous aurions été 8, et j'aurais eu après moi un enfant plus jeune à l'égard duquel j'aurais joué le rôle d’aîné.»

La signification de ce nombre se trouvait ainsi élucidée, mais il nous restait encore à établir un lien entre la première partie de l'interprétation et les suivantes. Or, ce lien découlait de la condition même formulée à propos des derniers chiffres: «si le père avait vécu plus longtemps, 42 = 6 x 7» exprime le mépris pour les médecins qui ont été incapables de sauver le père et, en même temps, le regret que le père n'ait pas vécu plus longtemps. Le nombre, dans son ensemble, correspondait à la réalisation de ses désirs infantiles en rapport avec sa famille: le souhait de mort à l'égard de la méchante sœur et du méchant frère et le regret de n'avoir pas un frère ou une sœur plus jeune que lui. Ces deux désirs peuvent être brièvement exprimés ainsi: «Si les deux autres étaient morts à la place du père aimé! [91]»

Voici un petit exemple fourni par un de mes nombreux correspondants. Un directeur des télégraphes m'écrit de L. que son fils, âgé de 18 ans et demi et se destinant à la médecine, s'occupe dès à présent de la psychopathologie de la vie quotidienne et cherche à persuader ses parents de l'exactitude de mes propositions et théories. Je transcris ici une des expériences faites par ce jeune homme, sans me mêler à la discussion qui s'y rattache.

«Mon fils s'entretient avec sa mère au sujet du soi-disant hasard et lui explique qu'aucune des chansons, aucun des nombres qui lui viennent à l'esprit ne sont réellement «accidentels». Et la conversation suivante s'engage

Le fils: Dis-moi un nombre quelconque.

La mère: 79.

Le fils: À quoi penses-tu à propos de ce nombre?

La mère: Je pense au beau chapeau que j'ai vu hier.

Le fils: Quel était son prix?

La mère: 158 marks.

Le fils: Nous y sommes: 158: 2 = 79. Tu auras trouvé le chapeau trop cher et auras certainement pensé: «S'il coûtait moitié moins cher, je l'achèterais».

«À cette déduction de mon fils, j'avais d'abord objecté que les dames ne calculent généralement pas très bien et que la mère ne se rendait certainement pas compte que 79 est la moitié de 158. La théorie freudienne suppose donc ce fait invraisemblable que le subconscient calcule mieux que la conscience normale. «Nullement, me répondit mon fils; à supposer que mère n'ait pas fait le calcul 158: 2 = 79, il se peut fort bien qu'elle ait eu l'occasion de voir quelque part cette équation; il se peut encore qu'ayant fait un rêve se rapportant à ce chapeau, elle ait calculé ce qu'il coûterait, s'il était moitié moins cher.»

J'emprunte à M. Jones (1. c ., p. 478) une autre analyse portant sur un nombre. Un monsieur de ses connaissances énonce le nombre 983 et le prie de rattacher ce nombre à l'une quelconque de ses idées. «La première association du sujet était un souvenir se rapportant à une plaisanterie depuis longtemps oubliée. Il y a six ans, un journal avait annoncé qu'un jour, qui fut le plus chaud de l'été, la température était montée à 986º Fahrenheit, exagération manifestement grotesque de la température réelle, qui était de 98º6. Pendant cette conversation, nous étions assis devant la cheminée où brûlait un bon feu; mon interlocuteur ayant trop chaud, s'est reculé et a dit, probablement avec raison, que c'est la forte chaleur de la cheminée qui lui avait rappelé ce souvenir. Mais cette explication ne me satisfit pas et je voulus savoir pourquoi ce souvenir s'était si longtemps conservé dans sa mémoire. Il me raconta que cette plaisanterie l'avait fait rire follement et qu'elle l'amuse beaucoup toutes les fois qu'il y pense. Comme je ne trouvais rien d'extraordinaire cependant à cette plaisanterie, je voulais d'autant plus savoir si elle ne dissimulait pas un sens dont mon sujet n'avait pas conscience. Son idée suivante fut que la représentation de la chaleur éveillait en lui une foule d'autres représentations, très importantes: la chaleur est la chose la plus importante du monde, la source de toute vie, etc. Un romantisme pareil chez un jeune homme très positif ne manqua pas de m'étonner quelque peu. Je le priai donc de poursuivre ses associations. Il pensa à la cheminée d'usine qu'il voyait de sa chambre. Il regardait souvent le soir la fumée et la flamme qui s'en dégageaient et pensait à ce propos au gaspillage d'énergie regrettable. Chaleur, flamme, gaspillage d'énergie à travers un long tuyau creux: il n'était pas difficile de conclure de ces associations que les représentations de chaleur et de flamme se rattachaient chez lui à celle de l'amour, ainsi que cela arrive souvent dans la pensée symbolique, et que c'était un fort complexe de masturbation qui avait motivé le nombre qu'il avait énoncé. Il ne lui resta alors qu'à confirmer les déductions.»

Ceux qui veulent avoir une idée de la manière dont les matériaux fournis par les nombres sont élaborés dans la pensée inconsciente, liront avec profit l'article de C. G. Jung: «Ein Beitrag zur Kenntniss des Zahlentraumes»Zentralbl. f. Psychoanal, I, 1912) et celui de E. Jones: «Unconscious manipulations of numbers» (Ibid ., II, 5, 1912).

Dans mes propres analyses de ce genre, j'ai été frappé par les deux faits suivants. en premier lieu, par la certitude quasi-somnambulique avec laquelle je marche vers un but inconnu et me plonge dans des calculs qui aboutissent subitement au nombre recherché, et aussi par la rapidité avec laquelle s'accomplit tout le travail ultérieur; en deuxième lieu, j'ai été frappé par la facilité avec laquelle les nombres se présentent à ma pensée inconsciente, alors que je suis généralement un mauvais calculateur et éprouve les plus grandes difficultés à retenir, dans ma mémoire consciente, les dates, les numéros de maisons, etc. Je trouve d'ailleurs, dans ces opérations inconscientes sur les nombres, une tendance à la superstition dont l'origine m'est restée longtemps inconnue [92].

Nous ne serons pas étonnés de constater que l'examen analytique révèle comme étant parfaitement déterminés, non seulement les nombres, mais n'importe quel mot énoncé dans les mêmes conditions.

Jung a publié un intéressant exemple concernant l'origine d'un mot obsédant (Diagnostische Assoziationsstudien, V, p. 215). «Une dame me raconte qu'elle est obsédée depuis quelques jours par le mot «Taganrog», sans qu'elle sache d'où ce mot lui vient. J'interroge la dame sur les événements affectifs et les désirs de son passé le plus récent. Après une certaine hésitation, elle m'avoue qu'elle aurait grande envie d'avoir une robe de chambre (Morgenrock), mais que son mari ne manifeste pas un grand enthousiasme pour ce désir. Morgenrock (littéralement: «robe de matinée»), Tag-an-rock (peut être traduit, à la rigueur, par: («robe de jour»; déformation de Taganrog, nom d'une ville russe): on voit qu'il existe, entre ces deux mots, une affinité partielle, portant aussi bien sur le sens que sur les caractères phonétiques. L'adoption de la forme russe (Taganrog) s'explique par le fait que la dame vient de faire la connaissance d'une personne originaire de cette ville.

Je dois au Dr E. Hitschmann la solution d'un autre cas où un vers a été évoqué à plusieurs reprises dans le même endroit, alors que la personne intéressée ignorait la provenance de ce vers et ne voyait pas les rapports qui pouvaient exister entre lui et l'endroit en question.

«Le Dr E. raconte: Il y a six ans, je faisais le voyage de Biarritz à Saint-Sébastien. Le chemin de fer passe au-dessus de la Bidassoa qui sépare la France de l'Espagne. Du pont, on a une vue superbe: d'un côté, une large vallée et les Pyrénées; de l'autre côté, une vaste étendue de mer. C'était par une belle et claire journée d'été, tout était inondé de soleil et de lumière, j'étais en vacances, enchanté de me rendre en Espagne, et tout à coup ces vers ont surgi dans ma mémoire: «Aber frei ist schon die Seele, schwebet in dem Meer von Licht [93]

Je me rappelle avoir alors cherché, mais en vain, le poème dont ces vers faisaient partie. Étant donné le rythme, il s'agissait certainement de vers, mais impossible de me rappeler où je les avais lus. Comme ils me sont depuis revenus, à plusieurs reprises, à la mémoire, je me rappelle avoir interrogé à ce sujet plusieurs personnes qui n'ont pu me renseigner.

L'année dernière, revenant d'Espagne, je suivais le même trajet. Il faisait nuit noire et il pleuvait. Le visage collé contre la vitre de la portière, je cherchais à discerner l'endroit exact où nous étions par rapport à la station frontière et je constatai que nous traversions le pont de la Bidassoa. Et voilà que les mêmes vers me revinrent à la mémoire, sans que je pusse encore me rappeler à quel poème je les avais empruntés.

Quelques mois plus tard, je tombe par hasard sur les poèmes d'Uhland. J'ouvre le volume, et les premiers vers qui se présentent à ma vue sont: «Aber frei ist schon die Seele, schwebet in dem Meer von Licht», par lesquels se termine un poème intitulé. Der Waller. Je relis le poème et me souviens vaguement l'avoir autrefois appris par cœur. L'action se passe en Espagne – c'est là, me semble-t-il, le seul rapport qui existe entre les vers cités et l'endroit où ils me sont revenus à la mémoire. Peu satisfait de ma découverte, je continue à feuilleter machinalement le livre. Les vers en question occupaient le bas d'une page. En retournant cette page, je tombe sur un poème intitulé: Le pont de la Bidassoa.


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